*L’émeute comme institution politique

*L’émeute comme institution politique

par Mourad Benachenhou

*L'émeute comme institution politique  spacer

La puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le prestige ne fasse que grandir. L’âge où nous entrons sera véritablement l’ère des foules (Gustave Le Bon : «La Psychologie des Foules,» 1895, Félix Alcan, Paris, p. 15)

Il ne s’agit ni d’expliquer, ni de justifier, ni même de défendre ou de condamner, les émeutes qui ont embrasé le pays pendant près d’une semaine, mais seulement de constater qu’elles ont mis à nu le vide institutionnel auquel le pays a été conduit, peu à peu et par petites touches, au cours de ces quelques douze dernières années. Une émeute est, par définition, un phénomène spontané, que rien n’annonce, et dont les causes directes et immédiatement visibles de son déclenchement peuvent être aussi anodines qu’un simple accident de voiture, ou aussi dramatiques que l’immolation par le feu d’un homme désespéré, comme cela s’est passé à Sidi Bouzidi, en Tunisie.

 En elle-même, l’émeute, comme phénomène social, a les mêmes caractéristiques, qu’elle éclate à la suite d’un match de sport, ou qu’elle explose à l’occasion d’un accident,d’un acte individuel de désespoir ou d’une violence policière. Les émeutiers ont le même type de comportement, que l’émeute ait lieu à Rio ou dans la banlieue de Paris. Parce que les caractéristiques de l’émeute et des émeutiers ne changent pas selon les lieux et les circonstances immédiates, on pourrait en déduire que ce seraient de simples manifestations de l’instinct d’anarchie, du refus de l’autorité publique, qu’une partie de la population, les jeunes et les marginaux en particulier, expriment. L’émeute se réduirait, ainsi, à une sorte d’accès de rage collective, une manifestation de frustration individuelle partagée, qu’expliquerait cette partie antisociale réprimée de la personnalité individuelle, et exposant le soubassement profond de la conscience primitive qui court en chacun de nous.

Une riposte universelle et uniformisée au phénomène de l’émeute ?

Ainsi, et selon cette perspective, il n’y aurait aucune différence entre les hooligans anglais, et les émeutiers tunisiens. La solution au phénomène de l’émeute ressortirait de mesures correctives touchant chacun des individus ayant participé à ce type d’action collective : mesures pénales, mesures psychologiques, mesures sociales, éventuellement, et à titre accessoire. Ce type d’analyse rassurerait certainement les autorités publiques, en plaçant l’action de restreinte au seul niveau des participants à l’émeute, et en évacuant les causes profondes, de caractère politique, économique et social, qui dans nombre de cas, mettent directement en ligne la responsabilité des ces autorités.

 Cette analyse aboutit à faire de l’émeute un phénomène passager, sans signification globale au-delà des caractéristiques sociales et culturelles propres aux émeutiers, phénomène marginal et limité, dont l’occurrence serait rare, si ce n’est exceptionnelle.

 Il y a une tendance générale, chez les autorités publiques, dans tous les pays du monde, à tenter de minimiser la signification politique de l’émeute, et à la présenter comme indicatrice d’un effondrement de l’ordre légal limité aux couches les plus marginales ou les moins intégrées de la société, et dont la répression ressortit du « nettoyage au karcher, » suivant l’expression imagé d’un chef d’Etat étranger.

 Mais, les causes profondes de l’émeute, qui lui donnent son caractère habituel de violence collective désorganisée, vont au-delà du fait qui déclenche l’éruption et des évènements qui la caractérisent : pillages, attaques contre les personnes, incendies de biens publics et privés, destructions de voitures, etc. , tous ressortissant exclusivement, et à juste titre, des institutions de maintien de l’ordre et de répression judiciaire.

L’aveuglement politique: une approche irresponsable

On ne peut pas réduire le phénomène à un simple accès de colère et de frustration, partagé par un groupe limité de personnes, et qui s’exprime par le saccage des biens publics et privés, l’agression non motivée des individus, et tous les actes de violence criminelle qui accompagne un tel mouvement de foules. Pour le cas de l’Algérie, comme de la Tunisie, d’ailleurs- et l’évolution des évènements dans ce pays en donne la preuve formelle- adopter cette analyse est non seulement faire preuve de mauvaise foi- qui apparait la chose la mieux partagée du monde dans le système actuel- mais également fausse route et constitue une attitude politique irresponsable et lâche.

L’aveuglement politique n’a jamais rien auguré de bon pour l’avenir

Et, coïncidence malheureuse, notre pays a connu nombre d’exemples d’évaluations erronées des manifestations spontanées de violence collective : les événements qui ont mené au déclenchement de la Guerre de Libération nationale, tout comme les émeutes d’octobre 1988, ont, malgré les immenses différences entre les systèmes politiques en place, donné lieu à des analyses et des actions des autorités publiques quasi-similaires.

On se souvient de la fameuse qualification de « simples chahuts de gamins,» collée à un évènement qui devait jouer un rôle crucial dans l’évolution politique, économique et sociale du pays.

Les institutions officielles: une Bâtisse en papier mâché

Refuser de placer les dernières émeutes dans le contexte du système institutionnel actuel, qui a abouti à l’avènement d’un pouvoir politique qui, non seulement, a effacé la distinction entre les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, mais a réduit tout cet ensemble institutionnel hiérarchisé et dont les attributions sont fixées par la Constitution et des lois spécifiques, à une sorte de grosse boule en papier mâché qui ne roule que sur décision et sur coup de doigt d’une seule personne.

 Au dessous de ce personnage, le vide intentionnel le plus total règne. Tout a été fait pour délégitimer les pouvoirs assis sur la Constitution, au profit d’une seule personne qui décide de tout et de rien, et dont les actes échappent à tout contrôle institutionnel indépendant.

 Le paradoxe est que cette personne omnipuissante et omniprésente s’est, dans le contexte actuel, placée «au dessus de la mêlée,» comme si les problèmes que vivent le pays n’étaient pas de son ressort, et comme si elle considérait que les émeutes actuelles ne reflètent pas le malaise profond que traverse le pays, et dont les causes se trouvent dans la politique institutionnelle, économique et sociale qu’elle a mise en œuvre, et qui porte son nom.

 Aussi, les émeutes , suivies par le phénomène dramatique d’immolation publique par le feu, et qu’a précédé le phénomène de « boat people » qui touche tous les âges et tous les sexes, peuvent-elles être considérées comme une sorte d’institution politique qui remplace la hiérarchie des institutions « représentatives » qui ont été , de facto, dissoutes, bien que, dans les apparences, elles fonctionnent, allant même, comble du ridicule et du mépris, jusqu’à « renouveler leurs instances, » qui , par définition, ne servent à rien d’autre qu’à permettre à leurs titulaires de garder leurs prébendes ou de les accroître. Ce détachement «majestueux» , «cynique» et «méprisant » «(et « méprisable» pourrait-on légitimement ajouter) voulu, de toutes les institutions officielles, y compris les partis du «PAP» (Partis de l’Alliance Présidentielle), manifesté à l’égard des émeutes, prouve- contrairement à ce que ces hommes politiques veulent démontrer par leur indifférence feinte- que l’émeute est devenu un substitut aux institutions de partage de la rente que sont les «organes représentatifs du peuple».

Face au vide institutionnel, l’émeute : une Institution légitime de représentation populaire

Le pouvoir populaire est passé, en fait, de ces coquilles vides, de ces bâtisses en papier mâché, aux émeutiers. Et les preuves ne manquent pas de la reconnaissance officielle de l’émeute comme pouvoir institutionnel. Ce ne sont pas les avertissements qui ont manqué de la part des élites indépendantes du pays, d’une explosion populaire imminente.

 Cette explosion de rage, si condamnables que soient les exactions qui ont été commises par ceux qui y ont pris par, a été causée tant par l’emmurement dans lequel le peuple algérien est enclos, que par l’emmuraillement des autorités publiques, qui se sont entourées d’un mur, plus impénétrable que la fameuse muraille de Chine, et mieux insonorisé que le meilleur studio d’enregistrement sonore, comme par les décisions de plus en plus incohérentes , et de plus en plus imprévisibles dont les conséquences économiques et sociales sont de plus en plus difficiles à supporter par une majorité d’Algériens. Le paradoxe, c’est que le pouvoir absolu a abouti à mettre les autorités publiques sous état de siège : elles n’acceptent d’autre dialogue qu’avec la foule en rage, et ne veulent d’autre interaction avec l’opinion publique, que par l’intermédiaire des forces de sécurité et de la justice pénale.

 La rue, les commissariats de police, et les cours de justice sont devenus les seuls endroits où les autorités publiques prêtent, sérieusement, l’oreille aux vues de l’opinion publique algérienne. Tout autre conduit, quelle qu’en soit la forme, pacifique, civilisée et réfléchie, est simplement considéré par les autorités publiques comme bavardage inconséquent et babillage léger. Ainsi, a-t-on vu toute la machine officielle se mettre brusquement en marche, bien que jusqu’à présent, le détenteur du pouvoir absolu dans le pays ait jugé qu’il était au dessous de sa personne d’intervenir dans des affaires aussi triviales que l’extension de la misère, l’inflation galopante, l’effondrement annoncé et programmé de la classe moyenne, garante de la stabilité politique et sociale du pays.

Ni effet domino, ni contagion

L’Algérie n’est effectivement pas la Tunisie, et chaque pays a ses problèmes. On parle de contagion, d’effet domino. Ni l’un, ni l’autre de ces mots ne conviennent. L’explosion en Algérie n’a pas les mêmes causes profondes qu’en Tunisie, qui avait un système politique cohérent de la base au sommet, système tournant autour d’un homme et de sa proche famille, appuyé par un parti-administration, du même type que certains « idéologues » voulaient adopter en Algérie par la création et le maintien d’un parti-minute, dont le sigle se rapproche, à une consonne prête,- indiquant le rejet de tout système constitutionnel établi, et ce n’est pas pure coïncidence, -de celui du Rassemblement Constitutionnel Démocratique(RCD) Tunisien. Le chef de l’Etat de ce pays n’a pas tenté d’utiliser, comme coupe-feux, son Premier ministre ou ses ministres.

Il a voulu, lui-même, prendre le risque de mesurer sa légitimité en s’adressant à son peuple trois fois au cours d’un mois.

Les réactions de la population tunisienne à ses appels au calme et à ses promesses ayant clairement démontré qu’il ne jouissait plus de la légitimité lui permettant de garder son poste suprême, lui-même, son entourage, et l’institution militaire tunisienne, qui a fait preuve d’une grande maturité politique dans les circonstances, en ont tiré les conséquences.

Ce que l’on constate c’est que le chef d’Etat algérien, dont pourtant le rejet de sa politique s’est manifestée de manière collective et massive, a décidé de transformer tout le problème en une simple problématique de réglementation commerciale, de circuits de distribution et de marges bénéficiaires, évacuant tout simplement, la signification profonde des émeutes, tout en reconnaissant la légitimité de l’action des émeutiers, et en élevant l’émeute au niveau d’une institution représentant, non seulement ceux qui y prirent part, mais également une majorité de l’opinion algérienne.

En conclusion

1) Considérées comme phénomène collectif spontané de manifestations de violences collectives, les émeutes se ressemblent quelque que soient les causes immédiates de leur déclenchement ;

2) Les autorités publiques, de manière générale, analysent ces manifestations comme reflétant une colère passagère instinctive caractérisant une fraction marginale et limitée de la population, et dont le traitement ressortit de méthodes directement orientées vers cette minorité ;

3) Ainsi, le traitement de l’émeute ressortirait du « nettoyage au karcher » selon l’expression imagée d’un chef d’Etat étranger ;

4) Pour bien saisir le sens et la portée des émeutes, on doit, cependant, les placer dans le contexte plus vaste de la société et du système politique où elles se sont déclenchées ;

5) Une analyse superficielle du phénomène, en particulier s’il est généralisé à travers tout un territoire national, est dangereuse pour les autorités publiques qui l’adoptent ;

6) Tout un chacun connaît la fameuse phrase «un chahut de gamins » par laquelle ont été qualifiées les émeutes d’octobre 1988 dont les conséquences profondes tant sur les plans économique que social ou politique ne sont plus à prouver, car elles sont inscrites dans le paysage national ;

7) Les émeutes qui ont eu lieu récemment viennent prouver non seulement le vide institutionnel et politique qui s’est créé au fil des années depuis plus de dix ans, et au profit d’une seule personne, mais également le rejet des politiques unilatéralement décidées par cette personne dans les domaines tant économiques que sociaux, et qui ont abouti à l’inflation, le chômage pérenne, l’effondrement de la classe moyenne, et la montée en puissance d’une classe de super-riches monopolistes, ayant accès illimité à la rente et aux réserves de changes du pays ;

8) Il n’est besoin ni d’effet domino, ni de contagion, pour expliquer ou justifier ou projeter les changements profonds que doit connaître l’Algérie pour éviter de tomber dans une crise encore plus dévastatrice que celle que les émeutes récentes a mise à jour ;

9) Ce que l’on constate, c’est qu’en Tunisie, le chef de l’Etat a assumé jusqu’à ses conséquences ultimes le choix du régime politique qu’il a mis en place, et a mis en jeu sa légitimité, qui une fois battue en brèche, l’a amené à abandonner le pouvoir ;

10) En Algérie, le plus haut responsable du pays a pris un autre chemin, en totale opposition avec la ligne idéologique et les principes du système politique qu’il a mis en place ;

11) Il n’en reste pas moins qu’il a reconnu le vide institutionnel qu’il a créé, en accédant aux pressions de la rue, et aux diktats de l’émeute, transformée en une institution légitime et quasi-légale, plus effective et plus efficace que toutes les revendications et les analyses de l’élite du pays ;

12) Il y a une volonté politique, délibérée et réfléchie, au plus haut niveau de l’Etat de transformer les problèmes de fond soulevés par les émeutiers en simple problématique de circuits de distribution, de marges bénéficiaires et de lutte contre des monopoles, qui se sont constitués au vu et au su de tout le monde et avec l’argent des contribuables comme des déposants et du Trésor algérien.
(Le Quotidien d’Oran-20.01.2011.)

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**Le soulèvement, ultime raison des peuples

–par Mourad Benachenhou

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Il est certain que les rois, s’ils entrent dans une cité, la corrompent et humilient les meilleurs de ses gens. Et c’est ainsi qu’ils agissent. (Saint Coran: sourate Les Fourmis, verset 35)

Comment le sentiment d’impuissance collective totale face à des forces d’oppression qui ont droit de vie et de mort sur l’individu peut-il se transformer en puissance absolue capable de détrôner des despotes d’apparence invincibles et dont l’autorité semblait incrustée dans l’éternité ?

• Ne jamais mettre une étiquette de passivité sur les peuples

C’est là un des secrets de l’Histoire, pourtant répété des centaines de fois, au cours des siècles passés, et qui vient encore de se manifester à de multiples reprises durant ces quelques semaines, plus riches en bouleversements irréversibles qu’un demi-siècle, pourtant foisonnant d’évènements dramatiques.

Brusquement, encore tout récemment, tout un peuple, qui paraît condamné à accepter, en silence, et de manière passive, toutes les humiliations, toutes les injustices, toutes les privations quotidiennes imposées par un système qui n’a de politique que le nom, se remet en marche et brave ses tortionnaires. Il a démenti, du même coup, les conclusions des analystes les plus avisés et les mieux informés, qui l’avaient, définitivement et sans appel, classé parmi les peuples-victimes, incapables de sursaut de courage, donc responsables de leur misère, car ils ne faisaient rien pour se débarrasser de sa cause première, qui était le mode de pouvoir exercé sur eux.

• Un acte de désespoir individuel aux conséquences collectives inattendues

L’évènement qui a déclenché le mouvement de l’Histoire n’a, évidemment, rien à voir avec les analyses des uns et des autres, si sophistiquées soient-elles, ou avec les manipulations de forces occultes, si bien armées et si rusées soient-elles.

Cet évènement n’est pas l’œuvre d’un théoricien, et même pas la conséquence d’une vision nouvelle du monde et de l’Histoire, d’une volonté de contribuer à la naissance d’une société plus juste, ou d’améliorer le quotidien de la collectivité dans laquelle l’individu est inséré.

Celui par qui la Révolution arriva, Mohammed Bouazizi, surnommé «Basboussa», bien que licencié en géographie, et donc, apte à l’abstraction, n’avait d’autre dessein, en ce jour fatidique du 17 décembre 2010, que d’attirer l’attention sur son destin, après que Mme Faïda Hamdi, fonctionnaire de la municipalité de Sidi Bouzid, petite ville provinciale tunisienne, eut décidé de lui confisquer ses marchandises, achetées à crédit, et que les autorités locales eurent refusé de lui rendre sa balance électronique.

• Un fait divers transformé en évènement historique d’importance internationale !

Il n’a pas acheté un bidon de deux litres d’essence – dont il a imbibé ses vêtements, auxquels, ensuite, il a mis le feu devant la municipalité de la ville – pour prouver quoi que ce soit d’autre en dehors de son désespoir personnel et de son sentiment d’impuissance totale face à un système qui lui refusait de vivre à sa façon sans lui proposer de solution de rechange. Cette observation, somme toute banale, ne vise pas à réduire la dimension politique et sociale évidente du geste.

Et pourtant ce geste d’auto-immolation en public, dicté par des considérations de caractère strictement personnel, a enclenché un mouvement populaire, qui a, d’abord, emporté le régime politique tunisien, enraciné depuis mars 1956, puis s’est étendu à l’Egypte, et a mis fin à un système politique qui avait déjà plus d’un demi-siècle. Et, qu’on se le dise, la liste n’est pas close !

Pourquoi des gestes désespérés, classés autrement dans les rubriques des «chiens écrasés» donnent-ils des conséquences qui bouleversent l’ordre établi ? Pourquoi leur écho dépasse-t-il les frontières mêmes du pays où ils sont survenus ?

Des gens qui se suicident par désespoir et en utilisant toutes sortes de moyens d’auto-exécution, il y en a certainement des centaines. Et sans aucun doute, beaucoup de ceux-là ont agi parce qu’ils ne voyaient aucune issue à leur situation sociale désespérée.

Mais, ce n’est pas tous les jours qu’un vendeur ambulant, par ailleurs diplômé de l’université (et ceci est détail sans importance dans l’évènement) déclenche, par un acte d’auto-immolation publique, une telle série d’évènements qui bouleversent la carte politique du monde et oblige les grands de ce monde à revoir leur stratégie globale.

• Un acte d’immolation sans dimensions collectives réfléchies

Bouazizi a-t-il consulté la revue de la presse locale avant de décider de son acte ? A-t-il pris connaissance des derniers sondages d’opinion sur la popularité ou l’impopularité du «Président à vie» ? A-t-il discuté des derniers actes de prédation de la famille Trabelsi et consorts ? Lui aurait-on remis subrepticement un rapport de Human Watch International détaillant les tortures utilisées par les sbires locaux contre les «fortes têtes» qui osaient mettre en doute l’infaillibilité «présidentielle» ? A-t-il, à la suite de toutes ces lectures, et après moultes réflexions, qu’il était enfin temps pour les peuples de la région de secouer le joug de leurs oppresseurs, et que, tel Jésus-Christ, son sacrifice constituerait le facteur déclencheur de la révolution qu’il aurait prévue et conçue ?

On peut avancer, sans avoir même à donner la preuve de cette affirmation que tel n’a pas été le cas. Bouazizi a fait ce qui lui semblait le plus en conformité avec son sentiment de désespoir suprême.

• Les mêmes causes sous-jacentes créent les mêmes effets !

Son geste, bien que dicté par des considérations strictement personnelles, n’a eu un tel écho, et n’a suscité de telles conséquences à l’échelle de plusieurs pays, que parce qu’il a permis à tous ces millions de gens, écrasés par des systèmes prédateurs, de prendre conscience de leur propre situation désespérée et de leur incapacité de trouver une solution à leurs problèmes de vie dans le contexte de gestion collective qui leur était imposé.

Par le caractère dramatique de son geste, il a démontré aux uns et aux autres que, toutes choses étant égales par ailleurs, y compris le caractère monocratique, despotique et cleptomane des régimes touchés par la contestation, dans les situations où ils se trouvaient, ils avaient comme seule alternative le suicide ou la révolte, que, dans le système verrouillé où ils vivaient, il n’existait aucune «meilleure alternative» que celle qu’il avait envisagée – parce qu’il n’y en avait pas d’autre au moment de son acte – et dont il avait pris en charge la conséquence ultime. Mais pour eux, la porte de l’initiative demeurait ouverte une fois qu’ils avaient pris conscience de l’existence d’une solution moins extrême, mais plus efficace.

Sa logique sans faille a convaincu tous ceux qui se sentaient piégés dans un système politique, dans lequel n’existait aucun mécanisme, aucun contrepoids, permettant de restreindre la capacité illimitée d’oppression du despote en place.

Face à la violence des autorités publiques, qui utilisent la logique de la légalité, assise sur l’illégitimité maintenue par la force armée, quelles que soient la couleur de l’uniforme et la forme de la casquette qu’elle porte, le quidam, et il y en a des millions, qui ne trouve aucune voie de sortie, aucune faille dans la muraille qui entoure sa vie quotidienne lui permettant d’influer sur ces autorités, n’a d’autre choix que de s’immoler ou de sortir dans la rue pour exprimer son ras-le-bol.

• Effet de contagion ou effet domino : des approches qui n’expliquent rien

On a débattu, en liaison avec les évènements actuels qui secouent les pays dont des despotes ont, pour de longues décennies, pris possession «privée» (et ce ne sont pas les images largement diffusées par les télévisions internationales, de cette caverne des quarante voleurs qu’était le palais d’un certain président déchu qui vont prouver le contraire), du fait de savoir si les peuples qui ont pris la rue se sont soulevés par simple contagion, ou effet d’imitation (comme dans les cas où les pleurs ou les rires des uns déclenchent les pleurs ou les rires des autres) ou s’il y a eu un effet, quasiment physique de «domino» suivant le phénomène où la chute d’un domino sur un autre entraîne, automatiquement, la chute de tous les dominos suivants.

On a même été jusqu’à accuser la presse d’avoir «inventé cet effet domino». Il n’en reste pas moins que l’on constate que le mouvement, parti d’une ville tunisienne «marginale», s’est étendu à travers toute la Tunisie, et a touché, de manière irrémédiable, l’Egypte, et s’est répandu dans plusieurs autres pays, dont le plus récent, le plus dramatique exemple est donné par la Jamahiriya libyenne.

On n’a besoin ni de l’une ni de l’autre théorie pour expliquer la généralisation de ce mouvement de soulèvement populaire. Les mêmes causes, mutatis mutandis, créent les mêmes effets.

On peut dire, même si cela apparaît comme une simplification des situations et des circonstances connues par les pays en cause, que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Ce sont des régimes politiques fondés sur une vision commune partagée par les dirigeants encore en place ou déjà expulsés de leurs pays, vision patrimoniale du pouvoir politique, où la population comme les richesses nationales sont considérées et gérées comme des propriétés privées d’un despote «constitutionnel ou non» et de son proche entourage ainsi que de ses hommes de main.

• Le pouvoir aveugle, et le pouvoir absolu aveugle absolument

Qu’on conteste ou non cette analyse, qu’on considère ou non qu’il y a eu effet de contagion ou effet domino, le fait est que, suivant l’expression consacrée, «le génie est sorti de sa boîte» et que l’y remettre ne sera ni facile, ni immédiat, ni probablement même possible.

On aurait pu croire que ces despotes, littéralement collés au pouvoir, ou coulés dans le béton de ses murailles, et faisant partie, on pourrait dire, des reliefs de leurs pays, tellement ils sont longtemps sur leurs «trônes», auraient accumulé, au fil des années, une connaissance suffisante de leurs peuples et de leurs histoires, pour comprendre qu’il y avait des «lignes rouges» à ne pas dépasser dans l’oppression et le pillage, sous toutes leurs formes, des plus abjectes aux plus criminelles. Mais, tel n’a pas été le cas.

On pourrait réécrire une fameuse citation d’un lord anglais en affirmant que «le pouvoir aveugle, et le pouvoir absolu aveugle absolument».

A force de garder le pouvoir, à force d’élever les barrières entre eux et leurs peuples, les despotes ont été pris à la fois de cécité et de surdité, deux défauts physiques mortels chez ceux qui sont au sommet de la hiérarchie étatique. Si s’y ajoute le mutisme, comme c’est le cas dans notre pays, les solutions à la disposition de la population pour exprimer son ras-le-bol ne se comptent plus que sur un ou deux doigts de la main, et elles ne peuvent être qu’extrêmes.

• Les despotes, seuls responsables des destructions et des souffrances de leurs peuples

La responsabilité des désordres et des destructions que provoquent les mouvements de foules spontanés, mais aux objectifs clairs, tombe directement sur les despotes.

Ils ne peuvent pas à la fois fermer toute alternative aux modes d’expression de la frustration publique autre que l’émeute et le soulèvement, et mettre les destructions de biens publics et privés sur le compte de «l’immaturité de leurs peuples», donc exploitant une situation d’enfermement et de déresponsabilisation civique qu’ils ont créées délibérément, pour justifier leur régime et leur répression.

• La dérive despotique du système politique algérien

L’Algérie, que les autorités publiques le reconnaissent ou non, qu’elles en aient pris conscience ou pas encore, ne peut continuer à être gouvernée comme un sultanat, où, sous couvert de délivrance du titre de voyage imposé, certes, par l’OIAC, et appelé «passeport biométrique», mais dont les modalités de délivrance sont du ressort exclusif des Etats membres, on décide que, sauf s’ils l’établissent par une filiation remontant à leurs grands-parents, tous les Algériens sont considérés, même si cela n’est pas dit de manière aussi brutale, déchus de leur nationalité, et sont tenus d’en redonner la preuve par la présentation d’un certificat spécial délivré, le fameux S12 – est-ce 12, comme les douze apôtres du christianisme naissant, ou «douz» «passe» en arabe dialectal ? – (qui donne lieu à un marché de corruption florissant, et à une tarification précise) dans leur municipalité algérienne de naissance, et on a même voulu les contraindre de prouver, au-delà de tout soupçon, qu’ils sont vraiment Algériens en présentant même le nom de témoins (même les despotes voisins de l’Ouest comme de l’Est n’ont pas été jusqu’à ce niveau d’humiliation de leurs peuples), et – où le système de gestion des finances publiques est aussi opaque que celui de l’Arabie Saoudite, (royaume qui assume totalement son choix d’un régime politique patrimonial, jusqu’à se donner un nom de famille) comme l’a établi le classement international préparé par «L’Initiative du Budget Ouvert» (http://internationalbudget.org/files/2010_Full_Report-French.pdf )

Même l’Egypte, la Tunisie et le Maroc ont reçu, dans ce domaine, une meilleure notation que notre pays !

• Une révision constitutionnelle qui instaure la monocratie

La relecture de la révision constitutionnelle de novembre 2008 ne fait rien pour rassurer sur la dérive despotique, qui n’a jamais été cachée, mais qui, maintenant, est inscrite dans la loi suprême du pays, car cette loi donne le droit absolu de régner à une personne, pour aussi longtemps que Dieu lui prête vie, et met entre ses mains toutes les rênes du pouvoir exécutivo-législativo-judiciaire, faisant de lui à la fois le juge au-dessus et à la place de tout juge, le législateur au-dessus et à la place de tout législateur, et le gouvernement au-dessus et à la place de tout le gouvernement !

Bref, c’est le retour à la Constitution de 1976, avec, en moins, la franchise de proclamer que la séparation des pouvoirs n’est pas de mise. Au moins la Constitution de 1976 était claire car elle parlait de «fonctions législatives, judiciaires, et exécutives» et donnait tous les pouvoirs à l’homme au sommet de la hiérarchie politique, homme qui se voulait tirer sa légitimité de son dessein de mettre en œuvre pour le peuple algérien un destin décrit par la Charte nationale.

• Dans un système politique verrouillé, la liberté d’expression :

un simple droit au bavardage On ne peut que reconnaître que les circonstances ne sont pas les mêmes, mais est-ce en pire ? On met en avant la liberté d’expression pour expliquer pourquoi, entre autres, l’Algérie est différente, car on ne peut que ne pas considérer comme valides les explications par les dépenses publiques en faveur de l’éducation, de la construction des routes, des hôpitaux, etc. car elles pourraient être appliquées à des pays aux régimes aussi divers que la France, la Grande-Bretagne, le Koweït, l’Arabie Saoudite ou la Libye.

Mais, la liberté d’expression est «un droit au bavardage» si elle ne s’accompagne pas d’un système politique qui impose aux autorités publiques de gérer le patrimoine national de manière transparente.

Débattre publiquement des problèmes entre gens de «bonne famille» est un exercice intellectuel sain, mais dont les effets sur le mode de gestion des affaires de la collectivité est jusqu’à présent, nul.

Donc cette liberté d’expression devient un simple paravent qui permet aux autorités publiques de justifier les pires de leurs dépassements et de leurs actes de violence physique ou morale contre une population qui n’a aucun moyen de recours. On permet à tout un chacun d’apporter son grain de sel, mais on n’en continue pas moins d’agir comme si le pays était la propriété privée d’une petite minorité, et comme si cette fameuse «égalité devant la loi» n’était qu’un slogan utile pour les relations internationales.

En plus, cette liberté d’expression facilite la surveillance des individus, puisqu’ils commettent par écrit public le fond de leur pensée, ce qui permet de détecter les éventuels «empêcheurs de piller en rond et en cercle fermé» ces mauvaises têtes qui continuent à penser librement, malgré les périls que cette indépendance de pensée convoie.

La liberté d’expression qui ne se branche pas sur un système politique ouvert, où la citoyenneté n’est pas un crime puni par la loi et les pratiques politiques, et qui ne débouche pas sur un changement du comportement des autorités publiques est «tout bénéfice» pour ces dernières, un acte d’hypocrisie et de manipulation additionnel à tous les autres moyens, plus ou moins musclés, dont elles disposent pour maintenir le statu quo politique, et imposer la déchéance sociale et le sous-développement économique, sous le couvert de stabilité, et sous l’œil «admiratif» des «grands de ce monde» qui adorent et encouragent les despotes leur permettant non seulement, un accès garanti à leurs ressources, sous la forme d’importation de matières premières et d’exportation de leurs produits alimentaires et industriels, mais également la docilité la plus absolue dans l’assistance à la mise en œuvre de leurs propres stratégies à l’échelle mondiale.

En conclusion

1) La marche de l’Histoire a repris, que les dirigeants l’acceptent ou non, et on assiste à un mouvement de fond qui rappelle le courant de la décolonisation, pourtant combattue avec acharnement par les colonisateurs.

2) Il est vrai que ce mouvement a commencé par un acte de désespoir d’un individu pris dans l’engrenage d’un système politique qui ne lui offrait pas de solution à ses problèmes, tout en lui imposant des règles de jeu qui l’empêchaient d’utiliser ses propres solutions.

3) Cet homme, devenu héros et exemple à l’échelle d’un pays, puis à l’échelle quasiment universelle, n’a sans doute pas agi par conviction politique ou sur la base d’une analyse sophistiquée de la situation politique et sociale de son pays, et ne proposait pas un idéal pour lequel il était important de donner sa vie; il a donné une solution dramatique à une situation d’enfermement personnel;

4) Son acte de désespoir a été compris comme un message qui montrait clairement que ceux qui étaient dans la même situation que lui, toutes choses étant égales par ailleurs, n’avaient comme alternative pour sortir de l’impasse matérielle et morale qu’ils vivaient, soit de s’auto-immoler, soit de manifester leur rage dans la rue.

5) Si des millions de personnes, anonymes pour leur écrasante majorité, sans autre ambition que de mener une vie digne, ont pris en charge son message, c’est qu’ils se sont identifiés à lui et ont compris l’universalité de son message, qui allait au-delà de sa propre destinée, assumée jusqu’au bout par lui.

6) Ni l’effet de contagion ni l’effet de domino ne peuvent s’appliquer à la façon rapide dont s’est répandue cette contestation; des gens, dans différents pays, mais à la philosophie de gouvernance et aux régimes similaires au-delà des différences de culture et d’histoire, ont pris en charge l’analyse sous-jacente à l’acte de désespoir comme aux mouvements de masse qui l’ont suivi, et dont l’auto-immolation en public de ce simple marchand ambulant «clandestin» a été l’élément déclencheur.

7) Le système politique algérien est en train de glisser de manière visible vers un despotisme monocratique, prouvé et conforté par la révision constitutionnelle de novembre 2008, passée avec une élégance plus que douteuse, et sans consultation du peuple, malgré ce que proclame le texte de loi la promulguant.

8) Ce despotisme s’en est même pris au droit à la nationalité algérienne, sous le couvert de passeport biométrique.

9) L’opacité budgétaire, c’est-à-dire les formes légales sous lesquelles les ressources du pays sont gérées et utilisés, est aussi grande dans notre pays que pour l’Arabie Saoudite, Etat autoproclamé patrimonial, comme son nom l’indique.

10) Les amendements constitutionnels ont donné le monopole du pouvoir suprême à un seul homme tant qu’il est en vie, et ont confirmé sa volonté de concentrer entre ses mains tous les pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, même si la nécessité de division journalière du travail ne permet pas à cette concentration de pouvoirs d’être assumée totalement et dans le moindre de ses détails par cet homme.

11) On ne peut blâmer la main étrangère ou l’importation de concepts étrangers pour expliquer cette vague de fond; et on peut affirmer que nombre de capitales étrangères ne sont pas du tout satisfaites de cette évolution, qu’elles voudraient voir étouffée ou canalisée au plus tôt, malgré leurs déclarations aussi hypocrites que tardives, lorsqu’elles ont constaté que le vent était en train de changer définitivement de direction, et qu’il fallait s’y faire pour limiter les dégâts.

12) Croire que l’Algérie peut rester en dehors de l’évolution de l’histoire est un grave leurre.

13) La liberté d’opinion, qui n’est pas confortée par un système politique citoyen, où l’exercice du pouvoir politique se fait en conformité avec les principes déclarés de démocratie par le peuple et pour le peuple, pourtant reconnus par la Constitution, n’est que bavardage.

14) Les autorités publiques ont le choix entre une gestion ordonnée des réformes politiques devenues indispensables et inévitables, au vu du courant historique actuel, ou une résistance à tout changement, ce qui ne pourra que déboucher sur les situations d’effondrement du système politique, comme cela s’est déjà manifesté ailleurs.

15) On proclame que le canon est la raison ultime du prince; on a constaté, à plusieurs reprises, que le canon risque de ne pas vouloir tirer s’il s’agit seulement de préserver le monopole du pouvoir à un homme.

16) On peut également constater que le soulèvement est la raison ultime des peuples, et qu’elle peut vaincre même dans les circonstances qui lui apparaissent les plus désavantageuses.

17) Il ne faut pas enfermer le peuple, ou si l’on veut la population, dans l’alternative douloureuse du suicide individuel ou du soulèvement.

18) Il est à espérer que les chefs d’Etat, que cette vague de fond a déjà touchés ou touchera sans aucun doute très rapidement, sauront s’élever au niveau d’hommes d’Etat et qu’ils accepteront d’aller dans le sens du vent de l’Histoire, au lieu de tenter vainement de s’y opposer.

19) Il n’est jamais trop tard pour ces dirigeants de faire preuve de sagesse et de remettre les pieds sur terre !

*Publié dans le quotidien d’Oran-24.02.2011.)

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**la logique de l’allégeance et la mise en retrait du savoir au profit du pouvoir et des avantages multiples

L’échec des «intellectuels» organiques

par Mohamed Mebtoul*

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La crise profonde de la société, la déliquescence des institutions, la fabrication des « représentants » de la population par les pouvoirs traduisent aussi l’échec des conseillers du prince. Ceux-ci ont, de façon dominante, privilégié la logique de l’allégeance et la mise en retrait du savoir au profit du pouvoir et des avantages multiples. Rappelons que, depuis la colonisation, la liberté de penser n’a jamais été un élément ayant intégré le mode de fonctionnement des institutions politiques. La socialisation de l’intellectuel organique ne s’opère pas dans un espace de réflexion sur les pulsions de la société ; mais doit surtout permettre d’assurer la reproduction du système politique.

 La production « intellectuelle » de l’élite du pouvoir est appauvrie, simpliste et moralisante, occultant les conflits ouverts et larvés au cœur de la société, pour s’inscrire dans un discours populiste qui dit vouloir le « bien » des personnes, mais sans jamais les écouter profondément pour capter profondément leurs attentes et leurs multiples contraintes. Le savoir n’est d’aucune utilité dans un système fermé et arrimé à la rente, laissant le soin à ses auxiliaires d’assurer le rôle de « pompier » dépassés par les évènements, se limitant à justifier leurs activités par la mise en scène de chiffres dont on ignore pourtant la façon dont ils ont été fabriqués.

 Le clerc est d’abord au service du clan à l’origine de sa cooptation. Il est contraint, qu’il le veuille ou non, de privilégier une posture de dépendance mais aussi de connivence en participant au mépris institutionnalisé et distant à l’égard d’une société dont la majorité des agents n’a plus la possibilité de donner sens à sa vie quotidienne, rêvant pour certains d’entre eux d’un ailleurs plus serein. Une société n’est jamais une cruche vide manipulable à merci. Celle-ci est travaillée en profondeur par les pratiques quotidiennes, les multiples résistances, la production de l’indifférence liée aux interprétations des agents sociaux sur le fonctionnement des institutions. Or, il faut bien convenir que le système politique et ses différents clercs ont été incapables de produire des réponses convaincantes sur les émeutes présentes. Le discours ne varie pas depuis de longues années. Il est focalisé encore et toujours sur l’infantilisation de la société, l’enrobant dans un paternalisme et un moralisme douteux qui permet d’occulter la dimension politique de l’émeute répétée. Celle-ci ne se réduit jamais à l’aspect explicite qui est celui de la cherté de la vie. Pour l’observateur attentif, la colère collective et le mouvement de foule qui caractérise l’émeute, même si elle ne s’accompagne pas de revendications explicites, n’en est pas moins une forme d’expression politique, « attaquant » de façon détournée le mode de fonctionnement du pouvoir. Ici, la pierre remplace la parole interdite.

 Le clerc organique fait toujours référence « au droit de réserve », seul moyen de donner une visibilité à son pouvoir, en raison de son illégitimité et de sa cooptation. Il évoque la manipulation des jeunes. Or la grande erreur des clercs est de considérer les jeunes, comme étant à la marge de la société, occultant le fait important que celle-ci est incorporée dans leurs corps. Ils la connaissent beaucoup mieux que l’élite du pouvoir habituée aux salons pompeux. Ce sont plutôt les clercs qui sont en rupture avec la société. Il faudrait un jour appréhender précisément cette notion de manipulation ; elle a bel et bien une histoire en Algérie, mise en œuvre par les différents pouvoirs qui se sont succédé (mise à disposition de bus et des moyens pour permettre au « peuple » d’assister aux manifestations de soutien au pouvoir, fabrication d’élections sur mesure, soutien financier sélectif aux organisations et aux associations proches du pouvoir, financement démesuré des medias sans consistance intellectuelle, mais qui reproduisent avec volupté le discours du prince, etc.). Il importe alors d’inverser la théorie du complot qui est plutôt au cœur du fonctionnement du système politique.

 Si l’émeute est radicale, répétée et souvent imprévisible quant à sa durée et à son ampleur, il faut chercher les raisons, non pas dans l’étiquetage moral du «délinquant », d’ailleurs produit socialement, mais plus profondément dans l’absence de toute dignité humaine et de reconnaissance sociale et politique d’une catégorie de jeunes contraints de crier leur désarroi et leurs frustrations. Ils ne se perçoivent pas comme des citoyens libres et égaux (« Je suis rien dans cette société ») en comparaison à « d’autres » personnes parties à l’étranger grâce à leurs soutiens relationnels, sans risquer leur vie. La racine du mal réside dans les rapports sociaux profondément inégaux et injustes produits par les différents régimes politiques qui se sont succédé depuis cinquante ans, avec la complicité des clercs qui ont accepté de mettre en touche leurs savoirs et leur autonomie, au profit de privilèges importants.(Q d’O.-20.01.2011.) 

*Sociologue

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Retour sur les dernières manifestations qui ont secoué le pays

Psychosociologie de l’émeute

Par : Pr NOUREDDINE TOUALBI-THAÂLIBI (*)

1La perspective dans laquelle je me situe ici pour analyser la problématique de l’émeute en Algérie ne présente aucune similitude conceptuelle — ni a fortiori méthodologique — avec celle dont s’inspirent habituellement les quelques analystes nationaux qui se sont, à intervalles irréguliers, essayé d’en restituer les mécanismes de formation et les modalités d’expression.
Cependant, que ceux-ci se suffisent d’une lecture généralement intuitive où c’est la recherche d’une relation causale entre l’émeute et son facteur déclenchant qui forme l’essentiel de l’analyse, mon approche du sujet privilégie, à contrepoint, l’évaluation méthodique du poids de l’action concurrente d’un ensemble de facteurs dont la forte incidence sur le vécu psychologique du jeune est en passe de transformer cette question en un “fait social total”, selon l’heureuse expression du sociologue Marcel Mauss.

Rappelons tout d’abord que la récurrence des émeutes dans le pays n’est pas sans susciter nombre d’interrogations, voire même de sérieuses inquiétudes auprès de tous ceux qui considèrent que, pour autant que des mesures énergiques en direction des jeunes ne soient pas rapidement décidées, il existe, aujourd’hui, un risque réel de voir, à terme, ces émeutes évoluer vers un désordre social et politique dont les effets restent imprévisibles.
J’ajoute que les premières conclusions d’une enquête systématique, que je mène dans le cadre de la préparation d’un livre sur “Les jeunes et leurs représentations de l’avenir”1 auprès d’un échantillon représentatif de la jeunesse algérienne, confortent ces craintes et devraient ajouter au désarroi de bon nombre d’observateurs du champ politique algérien.
Bien que ces investigations soient loin d’être terminées, un certain nombre de mécanismes psychosociaux sous-jacents à la formation des émeutes dans le pays forcent déjà l’attention. 
Il me semble, en premier lieu, qu’il convient de bien insister sur le caractère généralement contingent des facteurs qui président à leur déclenchement. Par delà le caractère spécieux et, pour tout dire, conjoncturel de l’événement qui peut paraître à l’origine de l’émeute (hausse des prix à la consommation, par exemple), l’analyse montre que ces facteurs n’interviennent que pour précipiter l’expression d’un processus bien plus ancien et donc préexistant à ces manifestations.
Ce processus semble désormais travailler en profondeur la société algérienne pour y structurer les conditions sociologiques à la formation d’une sous-culture de type nihiliste. Avec cette particularité que l’émergence par à-coups successifs de celle-ci s’accompagne non seulement d’une répudiation tapageuse de la culture officielle frappée d’obsolescence, mais semble, également, obéir à de nouveaux codes sociaux rendant difficile toute analyse conventionnelle du système de causalité duquel résulte, en théorie, une protestation sociale majeure de type subversif ou insurrectionnel.
Deux premiers constats permettent d’accréditer cette thèse :
1. Jusqu’à tout récemment, où elle semble désormais chercher à s’implanter dans les grands centres urbains, l’émeute avait plutôt tendance à se donner à voir dans des régions reculées du pays où l’état de déréliction des populations jeunes, en particulier, aura atteint des proportions alarmantes.
Le sentiment douloureux d’exclusion sociale y est en outre aggravé par une indifférence — confinant à l’autisme — des pouvoirs publics à l’endroit d’une population gagnée par le renoncement et le défaut d’espérance. À partir de là, tout se passe alors comme si une image dégradée d’eux-mêmes était constamment renvoyée à ces jeunes privés du moindre motif d’espérance.
2. Les principaux acteurs de ce désordre tapageur sont principalement des jeunes frappés par ce que Max Weber nomme le “désenchantement du monde” et où, à l’absence de véritables motifs d’espérance pour la suite de la vie, s’ajoute une crise de confiance majeure envers des gouvernants réputés inaptes à répondre convenablement à leur détresse existentielle.
Ce qui est décrit dans l’enquête comme constituant une absence outrageante d’empathie des puissants — ou leur inaptitude intrinsèque à s’identifier aux plus démunis — aggrave ce désenchantement et exacerbe, en secret, la volonté d’en découdre avec tout ce qui renvoie à la puissance d’un pouvoir frappé – selon nos enquêtés – par une double disqualification, réelle et symbolique.
3. Les sentiments exprimés par ces jeunes – qui souffrent par ailleurs d’une confiscation douloureuse de leur parole sociale et de son corollaire, la possibilité de dire librement leur misère psychologique et sociale (demande d’une écoute bienveillante), montrent que leur détresse multiforme (économique, culturelle et surtout sexuelle) est vécue sur un mode proprement eschatologique : cela veut dire que leurs conditions objectives de vie personnelle et sociale se confondent, dans la subjectivité de leur vécu psychologique, à une mort symbolique qui transforme, dans bien des cas étudiés, en un espoir salvateur la recherche active de la mort réelle. Autant dire, pour paraphraser Freud, que nous sommes ici face à une situation dramatique qui traduit la suprématie, dans la structure personnelle du jeune, des pulsions de mort sur celles de vie.
4. On sait depuis longtemps que c’est la même logique eschatologique qui avait inspiré l’islamisme militant des jeunes qui “montaient au maquis” — comme ils disent — dans l’espoir fou d’y trouver un motif d’espérance sinon même un banal sentiment d’utilité sociale absent dans la société réelle. Mais il faut désormais intégrer à cette ancienne équation une évolution significative dans les attitudes et les représentations collectives juvéniles : notons en premier lieu les nombreux cas de suicides inexpliqués advenant généralement à des personnalités sans antécédents psychopathologiques connus, de même que l’alarmante propension des plus jeunes à la consommation de drogues dures et à son corollaire : l’agressivité à l’école, dans les stades, dans la manière de conduire, dans les relations avec les aînés, etc.
Cependant, il convient désormais d’accorder une attention plus soutenue – mais sûrement pas rétorsive — à l’apparition récente du phénomène dit de “brûleurs de frontières” (harraga). Par-delà la causalité économique qui le motive en apparence et qui fait d’ailleurs l’objet d’un intérêt régulier de la presse nationale, il semble que ce phénomène soit surtout travaillé par un inconscient suicidaire très nettement lié au sentiment de forclusion (ou d’éclatement) de la structure personnelle et identitaire du jeune.
Le problème est évidemment d’une extrême gravité en ceci que non seulement il renvoie du pays et de sa jeunesse une image pour le moins dégradée, mais il risque surtout – s’il venait à s’amplifier — de former le point de départ de l’émiettement progressif du sentiment national.
Faut-il de surcroît rappeler que les populations algériennes de moins de trente ans et qui sont de plus en plus enclines à cette solution extrême, représentent aujourd’hui un peu plus de 70% de la population globale ? Souvenons-nous aussi que même la visite en Algérie de deux chefs d’État français s’était outrageusement accompagnée de slogans se référant à cette volonté d’expulsion tapageuse de l’identité nationale, lorsque des groupes de jeunes en étaient alors venus, de guerre lasse, à scander Chirac ou Sarkozy “Président” ? Que faut-il enfin penser du dernier mode d’autolyse (suicide), l’immolation par le feu ? Inauguré d’abord en Tunisie où se joue encore une révolution emblématique, voilà qu’aujourd’hui et sous l’effet d’une émulation mortifère, cet ultime geste de désespoir se dote subitement d’un caractère transnational pour signer, dans le fracas de morts misérables, le désaveu de tous les despotes du monde arabe.
Que l’on ne s’y trompe surtout pas : qu’il s’agisse de l’Algérie ou d’ailleurs, ce sont là des critères fortement indiciels d’une anomie sociale qui bien qu’elle s’exprime, selon les situations, par des expressions de violence itérative ou même par de simples conduites de dérision, ces critères indiquent tous la même volonté de disqualification des mécanismes endogènes de gouvernance des États nationaux. Autant dire, par conséquent, que ce que l’on appelle communément “la loi du nombre” paraît déjà s’organiser et de facto en faveur numérique de tous ces jeunes laissés-pour-compte. Ceux-là mêmes dont le nihilisme grandissant de toute norme, de toute règle sociale, pourrait les conduire un jour à se fédérer et à concevoir, sous n’importe quel prétexte social ou politique, un large mouvement de déstructuration autrement plus dommageable pour la paix et la cohésion sociale que ne l’auront été les tragiques événements d’Octobre 1988.
5. Cette hypothèse catastrophiste peut évidemment paraître exagérée. Mais elle semble d’autant plus prévisible qu’elle tend à présent à se corréler avec un sentiment pernicieux d’impunité affectant la plupart des jeunes interrogés.
Il m’est, en effet, apparu que plusieurs raisons fondaient, sociologiquement et politiquement, ce dangereux sentiment :
1. Il faut bien avoir à l’esprit que les jeunes natifs des années quatre-vingt-dix et qui ont aujourd’hui vingt ans à peine, n’ont jamais évolué ailleurs que dans un climat délétère de convulsions sociales et politiques trop souvent ponctué d’actes de violence.
Or il est bien connu maintenant que dans un tel climat de peur et de conflictualité permanente, l’intériorisation psychologique de la violence s’opère habituellement selon des automatismes “criminogènes” qui prennent place, dans l’esprit d’un jeune, de véritable règle de vie ou de norme de conduite.
2. En parallèle à cette mentalisation quasi culturelle de la violence et des différents messages criminogènes portés par une société déréglée et repue d’actes terroristes, les acteurs de l’émeute sont à présent conscients d’assister au long délitement d’une puissance publique qui ne parvient plus – ou si peu – à exercer, dans la rigueur des lois de la République, sa force disciplinante.
Dès lors se profile, dans la société algérienne, un processus discret mais bien réel de désacralisation de l’autorité de l’État où c’est la solennité symbolique de la puissance publique qui est frappée de suspicion quand elle n’est pas plus simplement niée, gommée. Les actes de provocation à l’adresse des forces de l’ordre ou les dégradations systématiques des édifices publics ponctuant l’émeute devraient alors être interprétés dans leur fonction discursive inconsciente : la violence par laquelle ils s’expriment continûment correspond, dans tous les cas étudiés, à une clameur juvénile véhiculant l’affirmation de la négation des fonctions traditionnelles de régulation et de symbolisation de l’État.
Nous sommes donc ici en présence d’un phénomène de masse bien connu des psychosociologues et dénommé effet de halo, processus de contagion insidieux qui requiert désormais la plus grande vigilance des pouvoirs publics.
Est-il alors besoin de préciser combien il est urgent d’aller vers une quantification rigoureuse de ces stigmates psychologiques qui résultent, en dernière analyse, d’une faillite des processus de socialisation de ces nouveaux jeunes ? Ou faudra-il craindre, là aussi, que les pouvoirs publics visiblement tétanisés par les infidélités de l’évolution du monde historique, persistent à lui opposer le même déni que celui jusque-là réservé à ce formidable vent de liberté qui nous vient à présent de Tunisie ?
Chacun sait pourtant que le changement n’inscrit jamais que l’ordre naturel des choses. Faute d’avoir su le prévenir, l’intelligence politique la plus élémentaire consiste aujourd’hui à faire le courageux pari de l’accompagner.(Liberté-23.01.2011.)

N. T.-T.
(*) Ancien recteur  de l’université d’Alger

1. Voir plus en détail la question des représentations sociales de la jeunesse maghrébine dans deux de mes livres : l’Identité au Maghreb – l’Errance et l’Ordre et le Désordre, Casbah Éditions, Alger, 2002 et 2006.

 

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**Le pain et les rêves !

par Taieb HAFSI*

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Quand j’étais jeune adolescent, voyageant entre Saïda, ma ville natale, et Sidi Bel-Abbès, la ville où j’ai étudié et grandi, l’Algérie était pour moi à la fois une réalité et un rêve.

La réalité était celle que l’armée française construisait par la force, celle du chemin tracé par les autorités et imposé à tous. Le rêve était celui d’un jeune qui n’avait aucun doute qu’on pouvait faire bien mieux que cette puissante armée.

Elle me paraissait minable malgré sa force de frappe. Elle ne m’impressionnait pas du tout. Elle n’était pas légitime. Mon rêve était celui d’un grand pays, où la liberté serait reine, où la fraternité et la solidarité seraient les instruments du bonheur. Tous les jours, je vivais intérieurement un aspect différent de l’Algérie libre et j’étais heureux. Je n’avais aucun doute que nous allions construire cette Algérie. Pour l’observateur neutre, ce rêve était bien éloigné de la réalité, mais pour moi mon rêve était ma réalité. Rien, ni la violence de l’armée d’occupation, ni la misère matérielle, ni même la mort des êtres proches, n’affectait mon rêve. J’étais sûr que mon rêve était la réalité et c’était la source de mon équilibre.

 Quand je regarde mes jeunes compatriotes en révolte aujourd’hui, je les vois tristes, désespérés. On leur a volé le plus précieux, leur rêve, les laissant démunis face à la pression du prix du pain ou du sucre. Le rêve est plus important que le pain ou le sucre. Le rêve est la source du sens qu’on donne à la vie. Ensuite, viennent le pain et le sucre, pas avant.

 Depuis 1956-57, l’époque des grèves étudiantes qui ont démontré la force du rêve des adolescents que nous étions, les Algériens ont réussi le plus grand des miracles, battre l’une des armées les plus puissantes et l’une des colonisations les plus enracinées et les plus violentes, en comparaison de laquelle même l’apartheid sud-africain paraissait pâle. Les Algériens ont aussi réalisé beaucoup de petits miracles, la plupart techniques, démontrant ainsi la force de leur personnalité et du rêve qui les animaient. Puis vint la complexité.

 Un pays n’est pas une armée, ce que nous étions pendant la guerre de libération. On peut gérer une armée comme on gère une usine, ce que Boumédiène a relativement bien fait. Mais avec l’indépendance est apparue la vraie nature d’un pays: au lieu d’une usine obéissant à des relations de cause à effet claires, une multitude d’intérêts différents qui se battent pour partager les ressources, entraînant un obscurcissement des relations de cause à effet. Au début, nous avons géré les rapports entre ces intérêts en utilisant l’autorité hiérarchique, la seule chose que nos dirigeants comprenaient. Nous avons aussi utilisé des règles, procédures, normes de comportement professionnel, etc., la plupart hérités de la puissance coloniale. Comme l’expérience de la plupart de nos dirigeants ne s’est pas faite à l’intérieur du pays, ils n’ont pas compris que nous avions développé une expérience organisationnelle originale, sur laquelle on pouvait construire le fonctionnement de nos villes et de nos villages, puis progressivement celle du pays tout entier. Ils ont préféré le confort des règles centralisatrices de l’ancienne puissance coloniale, ne réalisant pas que cela contribuait à tuer en même temps notre rêve de liberté, de fraternité et de solidarité. Nous avons été obéissants, croyant intuitivement que ce rêve devait probablement être remplacé par un rêve encore plus grand !

 Les intérêts ont continué à se différencier. Mais nos dirigeants ne s’en sont pas aperçus. Amoureux de leurs idées, ils ont continué à gérer le pays comme si c’était une organisation simple, où tout le monde partage les mêmes intérêts et les mêmes rêves du futur. Pour un temps, les conflits ont pu être jugulés. Ce fut sans doute le talent particulier de Boumédiène et des jeunes cadres qui l’entouraient, qui a permis cela. Hélas, nous sommes mortels, et la seule personne capable de maintenir ensemble tous les intérêts a disparu.

 Les remplaçants de Boumédiène avaient le même schéma organisationnel en tête. Ils faisaient l’hypothèse qu’il avait simplement fait le mauvais choix, celui du socialisme étatique. Il suffisait à leurs yeux de changer de modèle pour que tout revienne en place. Remplacer le socialisme par un libéralisme sauvage a fini de diviser le pays et de détruire le rêve de notre jeunesse. Les jeunes générations à la recherche d’un rêve de remplacement, n’importe lequel, sont tombées dans les filets des apprentis sorciers de la religion. La religion avait été notre meilleur soutien pendant la guerre de libération. Elle soutenait le rêve de la liberté, fraternité, solidarité. Il était normal que ce soit la seule à nous inspirer confiance. Les politiciens de la religion ont exploité cela et, de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés dans la pire des situations, celle de la terreur idéologique et religieuse. Cette tragique expérience a fini de détruire le rêve des personnes de ma génération et surtout, plus important, elle a institutionnalisé cette destruction. Les dirigeants ne croient plus qu’on puisse rêver à quelque chose de grand. Ils sont devenus pratiques, concrets, légalistes, simples.

 Si vous essayez, comme je l’ai fait parfois, de leur dire: «Monsieur, mon frère, le management de notre pays exige que nous ayons un rêve, une direction, un sens… », la réponse est brutale: «Taïeb, je suis là depuis 40 ans ! Tu as eu la chance d’aller étudier ailleurs, tu ne sais pas ! Je sais ce qu’il faut faire !». Mes frères, mes dirigeants sont aujourd’hui désespérés. Ils n’ont pas de rêve et ils nous empêchent tous de rêver. Pour ma part, ayant pris de l’âge et vivant à l’étranger, je pourrais nourrir des rêves individuels indépendants de ceux de la communauté, mais les jeunes de mon pays ne peuvent pas. Sans rêve, ils sont désespérés aussi. Et sans espoir, toutes les violences sont possibles, les violences contre eux-mêmes, dont les suicides et l’aventure de la Harga sont typiques, et la violence contre les autres, dont le terrorisme et le banditisme sont les manifestations d’aujourd’hui. Et… ça ne s’arrêtera jamais ! Il n’y a aucune limite à la violence de personnes désespérées ! L’histoire de l’humanité est là pour convaincre les sceptiques.

 L’autre versant du problème et qui l’aggrave est celui des dirigeants eux-mêmes. Lorsque des dirigeants ont perdu le rêve collectif, lorsqu’ils sont désespérés, la réponse normale est de chercher à sauver leur peau et celle de leurs proches. Les dirigeants ne pouvant pas sauver les Algériens peuvent cependant faire des choses pour se sauver eux-mêmes. C’est comme ça que la corruption commence et se développe. Elle entraîne des stratégies qui, après avoir été personnelles, deviennent familiales, claniques, tribales, etc. C’est ainsi que naissent les dictatures les plus infâmes. Bien sûr, tous nos dirigeants ne sont pas désespérés et donc tous ne sont pas nécessairement affectés par le phénomène, mais il est inévitable que beaucoup le soient.

L’Algérie souffre donc du fait que ses dirigeants ne rêvent pas. Ils pourraient pourtant rêver. Ils pourraient avoir des visions qui donneraient un sens à la vie des jeunes Algériens. Quel rêve serait séduisant pour les jeunes ? Comment travailler à l’exprimer ? Comment travailler à le réaliser ? C’est là que les sciences sociales et le management peuvent aider ! Je vais tenter de répondre simplement à ces questions considérables.

Quel rêve pour nos jeunes ?

D’abord, il faut préciser deux ou trois petites choses. Les sciences sociales nous apprennent notre désarroi devant le futur. Nous ne connaissons pas le futur et si nous ne sommes pas capables de faire face à l’incertitude que cela génère, nous nous détruisons. Le rêve est une réponse à l’incertitude de notre destin. Il établit pour nous une route pour maîtriser le futur. Drucker disait: «La seule façon de connaître le futur est de le construire». Le rêve est le premier élément de la construction du futur. Le problème du rêve est que pour être satisfaisant, il doit être adapté à chacun. Je ne peux pas vraiment avoir le même rêve que tout le monde, sauf de manière très générale. Il faut donc que la structure de notre rêve collectif permette des variantes individuelles. En conséquence, on ne peut pas imaginer de vision ou de rêve satisfaisant, s’il ne laisse pas d’espace à chacun. Il faut que ce soit un rêve qui permette d’accommoder les particularités. J’aime mon père mais mon rêve à moi, même s’il est d’une certaine manière attaché au sien, est bien différent du sien ! Comment collectivement peut-on faire cela ?

 Dans le jargon de la théorie des organisations et du management stratégique, on dirait que le contenu du rêve n’est pas le plus important, c’est le processus qui mène au rêve qui est déterminant. Si nous nous mettons d’accord sur le processus, on peut alors être libre d’avoir chacun son propre rêve. Venons-en aux choses concrètes en parlant de l’Etat algérien.

 L’Etat est souvent tenté de dire à tout le monde ce qu’il faut faire. Je prétends que cela est convenable, lorsque l’organisation est simple. Dans les systèmes adaptatifs complexes, comme le sont les sociétés humaines, la réalité de chacun est différente. On ne peut pas lui dire ce qu’il faut faire mais on peut lui demander de respecter certaines règles pour décider lui-même ce qu’il faut faire. L’Etat doit donc accepter que les réalités locales soient déterminantes dans la définition des objectifs (rêves) locaux, sujet à des contraintes qu’impose la vie avec le reste du pays. Pour faciliter l’acceptation de ces contraintes, on peut prévoir des compensations (les anglophones parlent de side-payments que je traduirais libéralement par paiements négociés). Cela signifie alors que dans un pays, on peut avoir un grand rêve général, comme devenir le pays où la qualité de la vie est la meilleure de la région, ou du monde, mais ce rêve n’a de valeur que si les gens de Saïda ou de Tizi Ouzou peuvent lui donner une forme et un sens qui tiennent compte de leurs réalités et de leurs histoires propres.

 C’est un paradoxe de la complexité que la seule façon de préserver l’unité d’un système adaptatif complexe est d’accepter que ses composantes aient une vie propre. En décentralisant, on unifie plus le pays qu’en le centralisant. La décentralisation va faciliter le rêve local et donc la volonté de l’accrocher au rêve global, tandis que la centralisation est vécue comme une répression du rêve local et donc elle va générer la résistance et la violence destructrices.

 Bien sûr, le rêve local ne peut être débridé. Il faut organiser son développement pour éviter qu’une minorité de délinquants locaux n’en prenne le monopole. C’est là la fonction la plus importante de l’Etat. Ses dirigeants doivent établir de grandes règles que chacun doit respecter dans l’élaboration et la réalisation du rêve local, établir les sanctions qui frapperont les délinquants et mettre en place le système légal qui traitera des manquements au processus.

 Nos jeunes ont besoin de s’approprier leur pays. Ils ont besoin d’un contrôle sur leur rêve. Ils ont besoin de règles claires, appliquées par des appareils qui sont sous leur contrôle. Seul le rêve décentralisateur peut permettre cela. Que signifie la décentralisation ?

Trois aspects importants définissent la décentralisation. Il y a l’aspect politique, l’aspect social et l’aspect économique.

1. L’aspect politique du rêve

Comment veut-on vivre au niveau local peut être défini par les gens, les jeunes, au niveau local. Cela signifie qu’il faut construire au niveau local les formes de dialogue et de partage de pouvoir qui permettent de réaliser cela. Sans être naïf, on peut établir les règles qui rendent cela possible. Aux Etats-Unis, les juges locaux et un grand nombre de fonctions importantes locales sont élus par la population, même si ces juges et les élus à ces fonctions sont tenus d’appliquer la loi plus générale de la nation. Le maître-mot est celui de la démocratie participative. Les citoyens sont les maîtres du jeu et ils en deviennent aussi responsables. L’Etat central est là pour les aider à régler leurs différends lorsque ceux-ci prennent des dimensions qui mettent en danger la paix locale.

 L’Etat répartit aussi les ressources de façon à ce que toutes les localités disposent des instances nécessaires à l’expression des pouvoirs du citoyen. Au Canada, même la police est locale, même si existe aussi une police des polices qui est plus centrale et peut prendre la main en cas de problème. Les citoyens ayant ainsi la main, ils ont aussi la liberté de construire selon leur rêve. Il n’est ainsi pas exclu que les Kabyles trouvent des formes de fonctionnement, disant en prenant en compte la tradition des archs, qui soient très différentes de celles des habitants des Hauts Plateaux, où les populations sont plus dispersées. Au Canada, dans les régions du Nord, les Inuits (population autochtone) ont imaginé une forme de démocratie particulière qui passe par l’utilisation extensive de l’internet pour tenir compte des grandes distances qui séparent les villages. Le rêve inclut donc d’abord une forme de gouvernement local fort et qui permet la participation réelle du citoyen.

2. L’aspect social du rêve

 La politique n’est que l’armature dans laquelle se développent les activités de la société. Les premières activités importantes concernent le futur de la communauté. Celles-ci affectent en particulier la santé et l’éducation du citoyen. Depuis la naissance jusqu’à la maturité et l’entrée dans le monde du travail, le jeune citoyen doit être formé et soigné de manière efficace et équitable. Les règles en la matière sont souvent plutôt locales, même si les grands principes peuvent être nationaux. Ainsi, on peut imaginer que l’Etat central soit le gardien de la qualité des soins de santé et des services éducatifs, mais que l’organisation et le fonctionnement soient locaux. Là aussi, l’allocation des ressources est le mécanisme qui règle les rapports local-global.

 L’organisation de l’éducation et de la santé implique un ensemble d’activités qui mettent en cause les préférences locales. On peut avoir des formes de soins et d’éducation qui soient plus proches des valeurs et des traditions locales. Les traditions de l’Algérie varient beaucoup plus qu’on ne le croit. Les respecter, c’est accroître l’efficacité des activités concernées et renforcer le consensus national.

 L’autre aspect social important est celui des loisirs et là il est clair que les besoins locaux peuvent varier considérablement et doivent donc être sous le contrôle des pouvoirs locaux. La jeunesse aurait là aussi la chance d’influer sur la forme de ses loisirs, dans le cadre des ressources disponibles, et en prendre aussi la responsabilité.

3. L’aspect économique

 L’économie est locale. Elle est influencée par ce qui se passe au niveau plus global, mais elle n’a de sens que lorsqu’elle est la propriété des locaux. Dans tous les pays qui réussissent, sauf la France qui est un cas d’espèce, le développement économique est une responsabilité locale, sujette bien sûr à des règles nationales pour éviter les dérives.

 Les citoyens et les autorités locales ont la responsabilité de déterminer quelle stratégie est la plus appropriée pour la réussite économique locale. Ainsi, comme pour une entreprise, on peut imaginer que chaque willaya ou groupe de wilayas puisse déterminer les bases qui lui permettent de se différencier et de réussir dans un monde ouvert. Les gens d’Oran pourraient mettre l’accent sur le tourisme, tandis que ceux de Saïda mettraient l’accent sur les industries environnementales et ceux de Kabylie sur l’artisanat et la culture. Tous pourraient cependant être contraints par l’Etat central à développer l’agriculture locale, selon un schéma négocié.

 Le développement de l’économie inclurait aussi les efforts pour attirer les investisseurs et cela pose bien sûr le problème du contrôle sur la fiscalité. L’argent étant là aussi le nerf de la guerre, il est important que la fiscalité soit partagée entre l’Etat national et les autorités locales, selon des formules qui doivent être déterminées puis adaptées progressivement.

 Les liens entre les différents aspects sont importants et il est probable que l’économie soit le plateau qui permette l’intégration. Par exemple, on peut imaginer que l’université soit sensible aussi aux besoins locaux. Ainsi, au Canada, en Gaspésie, une péninsule dont la vocation maritime est importante, il y a la meilleure institution universitaire spécialisée dans les sciences et les ressources de la mer. Bien d’autres liens sont possibles et souvent réalisés dans les nations qui réussissent.

Ces différents aspects de la décentralisation décrivent le chemin qui fait du citoyen une personne responsable qui se prend en charge plutôt qu’un enfant qu’on est obligé de traîner parce qu’il résiste. Ils ont le mérite de redonner leurs rêves aux citoyens, pour accroître leur participation et générer un comportement constructif plutôt que destructif. Mais bien entendu, le rêve n’est pas dénué de contraintes. Ces contraintes viennent du fait qu’on doit s’accommoder des rêves des autres et pour cela, il faut une action judicieuse de l’Etat central.

Réaliser le rêve collectif

Les intérêts des citoyens sont différents et il faut accepter qu’ils soient enclins à les défendre. Le cadre de la décentralisation responsabilise et force le citoyen à s’adapter aux autres intérêts. Au lieu de les percevoir de manière théorique et abstraite, à travers les grands énoncés de l’Etat central, il les vit quotidiennement et progressivement développe la philosophie de ménagement réciproque dans l’intérêt de tous. Ce ménagement n’est guère aisé. Il va impliquer des luttes constantes mais généralement, parce l’homme est orienté vers la vie, elles seront constructives, orientées vers le progrès. Ces luttes sont aussi le mécanisme par lequel des solutions aux problèmes nouveaux ou aux situations exceptionnelles peuvent être construites. Faire face à la compétition internationale est aujourd’hui un phénomène marginal pour la plupart des entreprises algériennes, mais cela peut changer vite.

 Ces intérêts différents en lutte constante doivent être régulés pour éviter les dérives et les comportements destructeurs. Cela implique la présence d’un Etat intelligent et fort. C’est l’intelligence qui prime sur la force. L’Etat doit agir de manière indirecte. Il ne doit pas prendre les décisions à la place des citoyens mais il doit les influencer constamment, en utilisant les outils que l’économie moderne met à sa disposition. Par exemple, dans les pays occidentaux, on influence les dépenses d’investissement et de consommation en agissant sur les taux d’intérêt ou sur la fiscalité. Ces actions sont très sensibles et doivent être cohérentes pour être efficaces. Elles doivent aussi faire l’objet de consensus entre le niveau central et le niveau local. Les changements dans les règles du jeu sont très perturbateurs et suscitent beaucoup de résistance. C’est pour cela qu’il faut que le changement soit à la fois lent et incrémental.

 En management stratégique, on dit aussi qu’il ne suffit pas de disposer d’un bon produit ou service qui a de la valeur, il faut aussi signaler au client l’existence de cette valeur. L’Etat est aussi dans le métier d’influencer à travers les médias, la publicité, les comportements des acteurs. Donc en plus de ses outils traditionnels, basés généralement sur l’allocation des ressources, l’Etat est aussi en mesure d’influencer la façon de penser.

 Pour que les rapports de l’Etat et des collectivités locales soient créateurs de richesse et de sens, il est important que les règles du jeu global soient stables et compréhensibles. L’humanité n’a pas trouvé mieux que le marché pour faire cela. Il permet aux acteurs d’interagir entre eux, sans l’intervention de l’Etat, pour créer de la richesse. L’Etat n’étant plus que l’arbitre qui veille au respect des règles du jeu. C’est bien sûr un jeu complexe qui est modifié en même temps qu’il est joué. L’Etat agit toujours sur les règles du jeu et les acteurs essaient de l’influencer dans leur sens, mais cela se fait insensiblement, de façon à susciter l’adaptation plutôt que la résistance.

 La participation citoyenne, cohérente avec les traditions, ce qui aboutit généralement à une vraie démocratie, ainsi qu’un marché géré de manière responsable et cohérente, facilitent le fonctionnement d’une société et laissent de l’espace au rêve qui permet à tous les citoyens, notamment les jeunes citoyens, de s’adapter aux difficultés et aux promesses de la vie.

Epilogue

Nous avons décrit le processus par lequel les citoyens d’un pays, même si leurs intérêts sont différents, finissent par s’accepter mutuellement et construire un monde meilleur, même si toujours imparfait. Ce processus aboutit à la construction des institutions. C’est un processus social lent qui prend beaucoup de temps, de sueur et parfois de sang. Il n’y a cependant pas d’autres choix. Les sociétés sont soit capables de construire leurs institutions ou bien elles se détruisent.

 Le pain est toujours important lorsque les sociétés sont troublées. Il ne l’est jamais lorsqu’elles sont en équilibre. La source de l’équilibre, ce sont les institutions, la possibilité de rêver à un monde meilleur. Dans une organisation simple, ce rêve est celui du dirigeant. Comme le disait Napoléon, le dirigeant se transforme ainsi en «marchand d’espérance». Dans une organisation complexe, ce que sont les sociétés d’aujourd’hui, avec des citoyens qui veulent être plus libres, leurs rêves sont alors auto-générés. Les dirigeants de l’Etat ne sont là que pour faciliter leur éclosion et s’assurer qu’ils ne dérivent pas vers le totalitarisme ou la dictature de certains citoyens sur d’autres.

 Dans un livre remarquable, le sociologue américain Philip Selznick, qui avait étudié les raisons pour lesquelles les partis communistes d’Europe avaient eu tant de succès dans les années de l’après-Deuxième Guerre mondiale, a montré que cela venait de la force de leurs valeurs, de leurs grands rêves. Ces rêves étaient portés par des élites qui pouvaient être en conflit sur certains aspects. Mais ces rêves avaient le mérite de donner une capacité d’action et une compétence distinctive qui ont fait que ces organisations étaient capables de soutenir la concurrence des autres et de prospérer. Il avait aussi ajouté que les rêves étaient souvent stimulés, personnifiés par la présence qu’il estimait temporaire de grands dirigeants dont la mission était ensuite de veiller surtout à la qualité de l’élite et à sa capacité à ne pas se défaire sous la pression des désaccords du moment. La théorie de Selznick a été ensuite étendue et nous savons aujourd’hui que toutes les organisations de qualité sont comme les partis communistes qu’il a étudiés. Lui-même en revenant aux Etats-Unis a observé que toutes les entreprises de qualité avaient ces mêmes caractéristiques, que la société américaine elle-même, pétrie du désir de liberté, avaient ces caractéristiques.

 Nos jeunes ont accessoirement besoin de pain, mais ils ont surtout besoin d’un pays où les valeurs sont claires, où les élites fonctionnent convenablement et sont capables de régler leurs différends, et où il y a de l’espace pour trouver des solutions aux tourments de la vie quotidienne. Les dirigeants de l’Algérie ont le devoir impérieux de travailler à cela. Ils doivent mobiliser les sciences sociales et les sciences du management pour les aider à le faire. (Q.d’O. 20.01.2011.)

* Professeur HEC Montréal

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**Les nouveaux maîtres de la rue

par Abed Charef

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L’émeute donne l’illusion de consacrer le pouvoir de la rue. En fait, elle consacre l’échec de la politique.

Depuis « la révolution du jasmin», la fameuse «rue arabe» est devenue très à la mode. Elle est flattée, adulée, courtisée. Elle constitue le nouveau fantasme, qui promet de réaliser le rêve des masses, de l’Atlantique au Golfe, selon une autre formule célèbre.

 La rue fera des miracles, et c’est pour bientôt. Elle a fait chuter un tyran, et désormais, elle fait trembler tous les autres dictateurs qui gèrent nos contrées. A qui le tour ? demande déjà, à notre place, un grand journal français de gauche.

 Sur les chaînes satellitaires, on n’a plus droit qu’à la rue. Elle peut absolument tout, nous dit-on à longueur de journée. Sa force est irrésistible. Elle est magique. Et les pouvoirs de droite sont eux-mêmes contraints de le reconnaître. Nicolas Sarkozy lui-même a salué cette brusque irruption du peuple en politique, son esprit de sacrifice et sa détermination. Et Barack Obama a rendu hommage à cette révolution qui révèle au monde une autre Tunisie.

Si ce type de discours est une tradition bien ancrée chez les courants de gauche et les mouvements populistes, il l’est moins à droite, où on a tendance à préférer l’ordre et la discipline. Mais ce qui s’est passé en Tunisie semble avoir rallié tous les suffrages, les uns y trouvant l’occasion de flatter le peuple et ses sacrifices, alors que les autres se trouvaient contraints d’applaudir, pour se racheter et apaiser leur propre opinion.

 En Algérie, la rue est un concept sacré. Du militant de gauche à l’islamiste radical, du bureaucrate pur et dur à l’affairiste le plus caricatural, tout le monde vante les mérites de la rue. Du moins en public. Depuis que Larbi Ben M’Hidi a dit : « jetez la révolution dans la rue, elle sera portée par le peuple », personne ne peut aller à contre-courant. C’est devenu un dogme d’autant plus puissant que l’histoire récente du pays a été fortement marquée l’influence, pour ne pas dire l’omniprésence de la rue. La guerre de libération a été déclenchée par les clandestins, au détriment des états-majors politiques, et menée par la rue qui en a supporté le poids écrasant. Octobre 1988, autre évènement majeur de l’histoire récente, a marqué le retour de la rue comme élément moteur de la vie politique, même si cette rue en paie le prix sans forcément en tirer les dividendes.

 L’absence d’alternative politique, le travail de sape des régimes en place visant à détruire méthodiquement l’opposition, le déphasage entre la rue et les élites politiques, sont autant d’éléments qui placent, encore une fois, la rue comme élément essentiel pour débloquer la situation. Même la paisible Tunisie, où la société très hiérarchisée est traditionnellement paisible, voire docile, n’a pas échappé à cette règle. Mais si la rue joue un rôle primordial pour débloquer une situation, elle ne sait ni concevoir le changement, ni le piloter. D’une manière ou d’une autre, appareils politiques, sécuritaires et militaires reprennent le dessus, pour aiguiller l’initiative de la rue selon leurs bons vouloirs et leurs intérêts.

Qu’ils restent fidèles aux aspirations du peuple ou qu’ils le dévoient selon leurs intérêts importe peu. Les appareils finissent toujours par triompher.

Ni la guerre de libération, ni octobre 1988, n’ont échappé à ce scénario. Les groupes qui ont émergé à la faveur de la guerre de libération ont imposé leur « légitimité révolutionnaire » pour prendre le pouvoir. En Tunisie, les anciens appareils du pouvoir, s’appuyant sur la partie la plus conciliante de l’opposition, ont déjà engagé la bataille pour reprendre la main, comme le montre la composition du nouveau gouvernement «d’union nationale». Mais ceci n’est pas le propre des pays arabes. Ailleurs aussi, comme en Roumanie, avec Nicolae Ceausescu, ou en Russie avec Boris Eltsine, la rue a été parfaitement utilisée pour imposer de nouveaux choix politiques.

Les pays arabes et musulmans offrent toutefois une particularité. Quand la rue se déchaîne, elle offre un vrai risque de se débarrasser d’une dictature, mais pour en imposer une autre. Ce fut le cas en Iran, alors que l’Algérie a réussi un exploit : elle s’est débarrassée d’un système autoritaire pour frôler la dictature intégriste, avant de s’en remettre à un autre système autoritaire. La responsabilité première en incombe cependant au pouvoir en place, en Algérie, comme en Tunisie, ou ailleurs, en Libye ou au Maroc, demain. Car l’irruption de la rue est le résultat d’une crise. Quand le pouvoir en place ne sait ni s’adapter, ni anticiper, ni introduire les réformes nécessaires pour accompagner la société et même la devancer, et quand l’opposition n’arrive pas à imposer des alternatives, la crise s’installe. Et quand celle-ci est exacerbée, la rue fait irruption.

Le changement doit être d’abord la préoccupation du pouvoir en place. C’est à lui de favoriser l’émergence de nouvelles élites, en mesure de prendre en charge les forces émergentes, de structurer et d’encadrer la société. Il appartient, en parallèle, à ces élites de regarder la société telle qu’elle est, et non à travers les prismes idéologiques. Autrement, ils risquent de se trouver face à de mauvaises surprises, comme ceux qui, en Algérie, se sont trompés de société, ou ceux qui croyaient à la magie démocratique avant de réclamer qu’on y mette fin car l’urne avait plébiscité les ennemis de la démocratie. Cette expérience amère devrait au moins inciter les démocrates radicaux en Tunisie à y réfléchir. Ils se rendront alors compte que la revendication démocratique a souvent servi d’alibi pour occulter la faiblesse politique de certains courants dits démocratiques et modernes. (Le Q. d’O. 20.01.2011.)

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**sur les récentes émeutes en Algérie…Décryptage d’un message brouillé

par Mohammed Kouidri*

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Lorsque monsieur le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales attribue aux émeutiers des qualificatifs de présumés coupables, on comprend parfaitement pourquoi il le fait et il est, tout à fait, dans son rôle de responsable

des forces de maintien de l’ordre.

Il y a eu atteinte à l’ordre public et dégradation de biens publics et privés. Pire, il y a eu mort d’hommes. En présentant les émeutiers flagrant délit au procureur de la République, la police judiciaire est bien obligée de présenter, en même temps, l’exposé des motifs, quitte à ce que celui-ci et la chambre d’accusation confirment, modifient ou réfutent les griefs. Juridiquement, le ministre est tenu constitutionnellement de faire ce qu’il a fait, et politiquement il ne peut le faire autrement que dans le sens qui agrée son appartenance partisane ou tutélaire. Sinon, pourrait-il scier la branche sur laquelle il est assis. Le jugement et l’action d’un ministre, d’un décideur politique donc, connaissance prise de tous les rapports et analyses qui lui parviennent, s’inscrivent dans l’urgence sur le terrain des opérations parce qu’il y a toujours « le feu » en politique, et particulièrement dans le cas d’un ministre de l’Intérieur dans le contexte troublé qui est celui de notre pays, cadré par une loi d’urgence instaurée depuis pratiquement deux décennies. Pour la même raison, c’est-à-dire ; l’assassinat du chef de l’Etat, l’Egypte vit sous ce régime depuis trois décennies, ce qui lui vaut tous les problèmes qu’elle endure malgré le fort soutien occidental. Un ministre est un acteur politique, un décideur, qui n’a pas la mission ni le temps ni la qualification, comme un chercheur, d’analyser froidement les évènements avec le recul nécessaire pour agir ensuite. C’est un homme d’action et de décision, à l’inverse du sociologue qui a pour mission d’analyser et proposer pour l’action. L’analyse du sociologue s’inscrit dans la durée observatoire qui a besoin du recul et l’absolu nécessaire sérénité. La police a pour mission de chercher le coupable d’un délit pour que passe la justice.

Le sociologue n’est pas un policier, comme le ministre de l’Intérieur, il le complète en cherchant à améliorer ses performances par la recherche des causes des évènements. Il n’est pas non plus un acteur politique et n’est tenu, en principe, par aucune appartenance idéologico-politique. Il peut tout au plus influer sur la décision d’un ministre, dans les limites d’ouverture de celui-ci, en y apportant l’aide experte rémunérée dans un cadre contractuel de prestation de service ou à titre de conseiller, individuellement ou, mieux, dans une commission ad hoc pour les grandes questions. Tous les gouvernements modernes avancés ont recours à ce procédé, c’est pourquoi ils avancent toujours. Le sociologue ne doit pas faire doublure avec le policier dans sa recherche du coupable, il doit chercher les raisons qui pourraient expliquer les causes du délit ou crime pour aider le politique à prendre les meilleures décisions susceptibles de faire l’économie des crises évitables. Les deux missions, rôles et attitudes, sont très différentes tout en étant nécessairement complémentaires dans une bonne gouvernance d’un Etat moderne. Les deux rôles se complètent-ils dans notre pays, ou s’écoutent-ils au moins ? La réponse serait tout un débat à mener. Brièvement dit, l’Algérien ; dirigeant, intellectuel ou monsieur tout le monde, est encore au stade de l’axiome basique des premières heures du mouvement national d’indépendance qui dit : « qui n’est pas pour moi est forcément contre moi ». Il lui est difficile de se remettre en cause comme disait un collègue psychologue : « L’Algérien, pour ne pas assumer, ne dira jamais je suis arrivé en retard parce qu’il a raté le bus. Il dira plutôt que c’est le bus qui est parti sans lui ». La deuxième clarification nécessaire concerne le terme d’émeutier. Selon la définition classique de l’émeute comme étant « un tumulte séditieux dans la rue », il faudrait distinguer entre deux catégories d’émeutiers ; ceux qui répondent à cette définition stricto sensu et ceux que l’on appelle un peu partout dans le monde les « casseurs ». Ces derniers relèvent d’abord de l’action de la police judiciaire et du tribunal, de la cour criminelle pour certains cas. Leur comportement, comme objet d’analyse, relève des études habituelles sur la délinquance et la criminalité telles qu’elles sont menées dans les universités et les centres spécialisés de rééducation. L’intérêt du présent article porte seulement sur les premiers. Pour résumer : comme toutes les émeutes, sous tous les cieux, celles qui viennent de secouer bon nombre de quartiers de certaines de nos villes sont des manifestations dont la forme violente ne doit pas cacher ou réduire le message social et politique à un acte collectif purement délictuel. L’assassinat de la parlementaire Gabrielle Giffords à Tucson en Arizona qui a fait 6 autres victimes et 13 blessés, plus ou moins graves, a été le fait de leur compatriote Jared Lee Loughner seul. Pourtant, le chef de la police, avant la presse, le gouverneur et Obama lui-même, avait tout de suite déclaré : « il y a un climat de haine qui a été instauré et entretenu depuis longtemps à Tucson».

Il tenait ça de son observation propre et des articles et entretiens de chercheurs qui avaient attiré l’attention des pouvoirs publics sur la haine, le racisme, la misogynie et le va-t-en guerre d’un fort courant ultraconservateur, menaçant et provocateur, en réaction de l’élection d’Obama bien avant la tragédie. Comme quoi, un délit ou crime commis par une seule personne peut receler un message à plus grande échelle social et politique. A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’émeutes ! Mais dire que l’approche doit être nécessairement sociale, économique, politique et culturelle ne doit pas, non plus, conduire à jumeler le travail du sociologue et celui du partisan. L’idée de l’intellectuel organique d’Antonio Gramsci a fait son temps. Ceci n’entame en rien la légitimité de toute opposition de saisir la moindre occasion pour essayer d’affaiblir le pouvoir en place, à fortiori lors d’évènements graves. Elle est là pour ça, et même lorsqu’elle n’existe pas, il faudrait la créer car il y va de l’équilibre du système politique pluraliste moderne vers lequel tendent, aujourd’hui, toutes les nations.

Le pouvoir en place, pour se défendre, essaie toujours d’en faire autant avec ses adversaires politiques directement ou indirectement. L’adversaire peut être, d’ailleurs, national et/ou étranger. « La manipulation » et « La main de l’étranger » dont il est parfois abusé, il est vrai, ne sont pas que des mots dans certains cas de troubles ou d’assassinats politiques. Les exemples de la Roumanie et de l’Afghanistan ne sont, malheureusement, pas les seuls. Depuis Ibn Khaldoun, qui a, lui-même, pratiqué la politique et servi d’intermédiaire politique à maintes reprises, et plus récemment Machiavel, on sait qu’en politique, l’opportunisme et la ruse pour la mise en faute de l’adversaire sont les armes, de bonne guerre, les plus redoutables. Les deux camps sont à la recherche permanente du coupable en l’adversaire, sachant pertinemment que, par exemple le « plein-emploi » ou le « paradis socialiste, où chacun donne ce qu’il peut et prend ce dont il a besoin » sont des rêves de jeunesse de l’Algérie indépendante. Mais chaque camp soutient mordicus que c’est lui seul qui est en mesure de les réaliser aujourd’hui. A la décharge du pouvoir en place, rappelons que lors d’une confrontation, l’opposition bénéficie toujours d’une position plus confortable parce qu’elle n’est pas en charge des affaires publiques. Le sociologue a pour mission de chercher le pourquoi des évènements et comment les éviter à l’avenir, dans la neutralité relative possible, à équidistance des partis politiques et idéologies en conflit autour du pouvoir de prise de décision. Les récentes émeutes en Algérie et en Tunisie ont créé l’occasion d’une rare unanimité d’observateurs, nationaux et étrangers, sur la nécessité impérieuse pour une société d’écouter ses jeunes. Mais, écouter c’est entendre, c’est-à-dire comprendre. Or, les explications données par les uns et les autres sont dissonantes et parfois diamétralement opposées. Les contradictions et les cafouillages des opinions se retrouvent d’abord dans les messages médiatiques sous forme de propos des jeunes, et moins jeunes, interviewés par les chaînes de télévisions, nationales et étrangères ; arabes et françaises pour ne citer que les plus suivies d’entre elles. Exemple : Sur notre chaîne satellitaire, un jeune s’exclamait avec force : «Parmi ces jeunes qui cassent et brûlent, il y en a qui n’ont jamais acheté l’huile ou le sucre. Et de toute façon, pourquoi détruire et brûler ? ». Le constat est séduisant pour les non-violents comme moi. Mais la question demeure entière : pourquoi certains jeunes se lancent volontiers, en grand nombre, dans les émeutes à la première occasion ? Deuxième exemple : sur France 24, un autre jeune clamait avec autant de force : « il n’y a rien pour les jeunes en Algérie, ni logements, ni emplois, rien, et la vie est trop chère. Les émeutes c’est à cause de tout ça, parce que tout est lié». Pourtant, la majorité des jeunes n’est pas émeutière, en Algérie comme en Tunisie. La majorité des jeunes, au moment des émeutes, se retrouvait dans les lycées et universités, sur les champs à la campagne et au travail dans divers secteurs urbains. Ce qui ne doit, en rien, minimiser la gravité de la situation de chômage et de précarité d’une catégorie de la jeunesse dans les deux pays. Dans tout ça, et en dépit du caractère sélectif des interviews retransmises par les différentes chaînes, quel est le message qui doit être décrypté ? Celui des émeutiers ou celui de ceux qui, dans beaucoup de quartiers à Oran, Blida, Annaba, Tizi Ouzou, Béchar…ont défendu des établissements publics et des superettes privées. Evidemment, la réponse est unique dans tous les cas : Il faut les écouter tous, pendant que la police et la justice font leur travail. D’aucuns ont, un peu trop vite, établi le parallèle avec le 05 octobre 1988. Hier, c’était la semoule, aujourd’hui ce seraient l’huile et le sucre la cause des émeutes. De mémoire de sociologue ayant vécu les deux situations, la seule similitude qui mérite d’être retenue est que ces clichés à l’emporte-pièce sont trop réducteurs. En 1988, le dirigeant d’un parti algérien naissant avait ironisé sur le titre « émeutes de la semoule » donné par la presse française aux évènements, l’accusant de nous réduire à un simple tube digestif. Quant à la différence, elle est énorme. En 1988, tout en déplorant les dégradations et vols de biens, il y eut une large sympathie populaire envers les manifestants. Les villes et villages touchés ont été incomparablement beaucoup plus nombreux, autant dire la totalité des agglomérations. La violence destructrice a été incommensurablement plus dommageable et la durée de l’agitation beaucoup plus longue. Les menaces sur l’Etat et la société ont été telles qu’il a fallu recourir, pendant longtemps, au couvre-feu d’une partie de la journée dans plusieurs wilayas du pays et pas les moindres. C’était il y a 22 ans. La société algérienne et l’Etat national ont beaucoup évolué depuis. Ils ont survécu à la tragédie nationale ravageuse et sanglante de la décennie 90 qui a failli entraîner le pays dans le syndrome afghan. Le danger avait alors imposé la promulgation d’une loi d’urgence, ce qui signifie la suspension partielle de la Constitution, notamment dans le chapitre des libertés individuelles et collectives, un peu comme le patriot act américain post-11 septembre. Elle est toujours en vigueur. On a appris plus tard qu’en 1993 le doute s’était lourdement installé au sommet de l’Etat. Il a fallu attendre les années 2000 pour amorcer le retrait progressif des dispositifs sécuritaires, de guerre devrait-on dire, qui encadraient villes, quartiers et villages. On comprend alors pourquoi cette fois-ci, contrairement à 1988, il n’y a pas eu de sympathie pour les manifestants et encore moins pour les émeutiers.

Au contraire, il y a eu une grande angoisse collective. Un sentiment de frustration, de sourde révolte, que l’Algérie pouvait bien se passer de ce nouveau drame parce qu’il était évitable. C’est une incompréhension largement populaire. Les émeutes ont été, limitées, localisées, contenues dès le départ et vite maîtrisées, à la différence de celles de la Tunisie sœur qui sont devenues tragiques pour évoluer ensuite vers un mouvement populaire beaucoup plus large de contestation du pouvoir en place en demandant le départ du chef de l’Etat. Pourtant, la Tunisie, qui il y a à peine un mois, était présentée comme le « petit dragon » du Maghreb pour sa croissance économique et sa stabilité, n’a pas connu d’émeutes depuis celles dite « du pain » du 27 décembre 1983 au 6 janvier 1984, alors que les troubles en Algérie n’ont pratiquement cessé de manière significative que lors de la dernière décennie, sans jamais atteindre ce stade, sauf lors de l’insurrection de l’ex-Fis où les manifestants demandaient le départ du chef de l’Etat. La comparaison entre les deux cas nécessiterait à elle seule un long débat entre chercheurs des deux pays pour un maximum d’objectivité. Dans le cas particulier de l’Algérie, deux séries de raisons pourraient expliquer la différence, dans la nature comme dans l’ampleur, entre les récentes émeutes et celles d’octobre 1988.

 La société est toujours en période post-traumatique, après avoir souffert toutes les affres des violences passées. Ce post-trauma peut expliquer aussi bien la prédisposition à l’émeute chez une partie de la jeunesse fragilisée que la douleur dissuasive du souvenir subconscient des malheurs du passé chez la majorité de la communauté nationale. Grâce à l’ouverture relative du champ politique et associatif et le véritable pluralisme journalistique introduits après les premières émeutes d’il y a plus de deux décennies, une meilleure médiation s’est établie entre le gouvernement et les partis et mouvement associatif naissants. Comme « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs», le déverrouillage n’est pas allé sans heurts et malheurs. Mais au bout du compte, on ne peut nier aujourd’hui que les fracas de l’apprentissage ont beaucoup diminué d’intensité contribuant à assagir les esprits un tant soit peu.

On peut donc supposer, sans trop de risques de se tromper, que le développement de cette médiation par l’ouverture encore plus poussée des champs politique et médiatique amènerait à plus brève échéance une situation de non violence et de manifestations organisées et citoyennes quelqu’en soit le thème. Enfin, les institutions sociales et étatiques, notamment celles impliquées dans la socialisation, la sécurité et le maintien de l’ordre ont beaucoup gagné en expérience et efficacité, à leur corps défendant. Au plan humain, la tolérance qui est synonyme de non-violence est en train de s’imposer à la mentalité algérienne après les dures souffrances du passé récent, fait d’intolérance et de violences destructrices et meurtrières. Des chaînes d’information étrangères ont professionnellement tenté, dans plusieurs reportages, de débusquer un lien probable entre les émeutes et certaines forces sociopolitiques, en insistant évidemment sur l’islamisme. Les imams de l’Algérie entière ont fait du prêche du premier jour des émeutes une fervente prière pour la sauvegarde du pays et un vibrant appel à l’unité, le calme, la sérénité et le recueillement. On est loin des appels au « Djihad » des années sombres et sanglantes. Et au plan sécuritaire de la gestion des émeutes, les institutions de l’Etat ont eu largement le temps de recruter, former, affuter leurs armes et expérimenter leur know how dans le feu de l’action, plus de deux décennies durant.

Décryptage d’un message brouillé

Réduire les récentes émeutes à une réaction de jeunes chômeurs à l’augmentation des prix de l’huile et du sucre serait trop simple. De toute façon, Cevital, par la voix de son patron lui-même a officiellement opposé un démenti vérifiable à toute prétendue augmentation, avant et pendant les émeutes. A Alger d’où sont parties les premières émeutes, le climat était déjà électrique. Le climat en dehors de la capitale n’était pas plus serein. Il y a longtemps que les échauffourées et émeutes localisées à l’occasion de l’octroi de logements sont devenues une quasi-banalité, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest. Plus récemment, on a assisté à des batailles rangées entre des populations relogées et des habitants plus anciens de certains quartiers de la capitale, sur des histoires que la presse qui les a relatées n’arrive toujours pas à expliquer. L’Algérie reste l’un des très rares pays à continuer d’octroyer des logements sociaux dans des conditions qui évoquent l’Etat-providence, et pourtant. L’octroi de logements ou les relogements de populations d’habitat précaire sont toujours l’occasion de désordre et d’émeutes. Le comble de l’ignominie a été atteint lorsqu’on a brûlé le drapeau national, à Annaba. Les auteurs ont été condamnés par la justice mais la population algérienne dans son ensemble reste désarçonnée. A chaque fois qu’il y a eu émeute, des émeutiers se sont avérés des indus prétendants au logement. Pire, parfois ce sont de véritables agents de la spéculation immobilière d’après les petites histoires que racontent régulièrement une partie de la presse et/ou la vox populi. Les passe-droits, vrais ou faux, ne peuvent pas expliquer ce phénomène. Il y a eu aussi des échauffourées sporadiques à plusieurs endroits entre jeunes et forces de l’ordre lors de déménagements forcés de marchés informels, et pas seulement à Alger. Ces incidents ont été le détonateur des récentes émeutes. Par ailleurs, les caractéristiques particulières de certains quartiers agités ont fait penser à l’action de forces socioéconomiques puissantes, liées au secteur informel, qui auraient allumé la mèche par la rumeur et la manipulation. La raison est qu’elles seraient menacées par les dernières mesures gouvernementales les poussant à la visibilité pour réduire l’évasion fiscale et une plus grande transparence du système économique réorganisé. Le bras de fer entre l’Etat et le puissant secteur informel, qui ne doit pas être réduit aux petits « Beznassis » seulement, est ancien et compliqué. La théorie d’une manipulation de jeunes en difficultés qui serait, non pas la raison même des émeutes mais, l’étincelle qui a allumé la mèche dans un climat déjà propice, pourrait être une partie, mais une partie seulement, du début d’explication. Trois informations, que le lecteur ne possède pas forcément, peuvent, en effet, soutenir cette hypothèse : 1) l’Algérie est en train de réaliser le premier Recensement Economique (RE) de son histoire. 2) L’obligation de paiement par chèque ou virement de toute transaction dont le montant dépasse une certaine somme a été remise sur le tapis après plusieurs hésitations, avancées, reculs, décisions et retrait de décisions. 3) Le retour généralisé à l’exigence de facture dans le commerce, de l’opérateur ou importateur au détaillant, en passant par le grossiste. Il y a donc urgence à s’attaquer au problème de ces dizaines de milliers de jeunes acculés à l’informel, moralement fragilisés et socialement déstabilisés.

 Une autre partie de l’explication se trouve dans le déficit de médiation entre les pouvoirs publics et ces jeunes, j’ai nommé la société civile, les syndicats et les partis dont la présence sur le terrain est réduite à sa simple expression. Ils sont nés dans un contexte de fracture, de suspicion et d’extrême violence, à la faveur de la Constitution de 1989 et la loi sur les associations de 1993. Ils sont extrêmement jeunes aussi, du point de vue sociologique où l’âge des organisations se compte parfois en siècle d’expérience dans les pays démocratiques. En plus, leur développement est entravé par un état d’urgence qui ne peut être que restrictif par définition. C’est là un autre débat entre les demandeurs de la levée de l’état d’urgence et les pouvoirs publics qui considèrent une telle demande prématurée. En attendant l’issue de ce débat, il est impératif d’élargir des cadres organisés de dialogue et de concertation au maximum, jusqu’à atteindre ces jeunes qui, à défaut, se sont exprimés par la violence. La médiation entre l’Etat et la société c’est aussi, et surtout, le développement culturel qui passe par le soutien au développement d’une intelligentsia communicative et des élites crédibles et performantes, mais pas seulement en politique. Le dernier geste de revalorisation de la fonction universitaire va dans le bon sens. Il n’y a pas plus prometteur pour l’avenir de la société que la remise de l’échelle de valeur à l’endroit. Au-delà de l’augmentation salariale, c’est la revalorisation sociale et morale qui doit être saluée. Un collègue me racontait comment certains de ses voisins, de la cité où il habite, l’évitaient parfois du regard à cause d’une certaine gêne compatissante, étant donné l’écart social qui était inversement proportionnel à l’écart intellectuel entre eux et lui. Il est aujourd’hui heureux de pouvoir répondre allègrement à leur Salam A’Oustad (Salut Professeur) et leur franc sourire. Aux universitaires, maintenant, de se mettre au travail dans leurs amphis et laboratoires pour relever le niveau intellectuel et pour communiquer à l’Etat et la société les résultats de leurs recherches, notamment dans le domaine du développement durable. Un développement qui entraîne toujours un autre développement, quelque soit l’opposition ou le pouvoir en place, car la stabilité n’est pas stagnation, bien au contraire. « Qui n’avance pas, recule » dit le proverbe, et il n’y a pas de régression féconde sauf dans la théorie freudienne de la psychanalyse que Michel Onfray vient de dénuder au grand dam de ses adeptes cabinards pécuniairement intéressés.(Q.d’O.20.01.2011.)

* Enseignant – chercheur, Fac des Sciences Sociales, Oran.

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**Quelle conclusion va clôturer le compte-rendu de l’enquête commandée par le Président sur les immolations par le feu de jeunes algériens ? Que «l’Algérie ce n’est pas la Tunisie» comme l’a si tristement annoncé Louisa Hanoun ?

*par Ahmed Saifi Benziane

Ou que le nombre de concernés n’est pas assez important pour créer un phénomène inquiétant, au point où le scénario tunisien se réédite chez nous, avec ce qu’il a comporté comme prise de conscience et comme force d’une rue habituée à un calme artificiel ? Le scénario tunisien s’est joué avec un seul immolé par le feu. Son nom est entré dans l’Histoire par la grande porte poussant ceux qui pensaient la faire sans lui et ses semblables à en sortir par un hublot. Il a déjà une biographie officielle annonçant qu’il était «vendeur de fruits et légumes ambulant habitant à Sidi Bouzid, ville moyenne de quarante mille habitants située dans le centre-ouest du pays. Fils d’ouvrier agricole, il a arrêté ses études à la mort de son père pour faire vivre sa famille, son activité de vendeur constituant leur seul revenu.

 Ne possédant pas d’autorisation officielle, il se fait confisquer sa marchandise à plusieurs reprises par les employés municipaux. Essayant de plaider sa cause et d’obtenir une autorisation et la restitution de son stock auprès de la municipalité et du gouvernorat, il s’y fait insulter et chasser ». Mort à 26 ans pour défaut de présentation d’une autorisation de gagner sa vie comme il le pouvait, dans un pays fermé à l’espoir et à toutes les autorisations. Mais pas mort pour rien comme l’a prétendu dans son discours diarrhéique le guide des Libyens du haut de sa mégalomanie insultante, honteuse, mais toute arabe. Pas mort pour rien, car sans préméditation de ce qui allait suivre, en seulement sacrifier un corps qu’il jugeait inutile et offrir à un peuple les limites de l’indignation.

 Les Tunisiens ont su donner un sens au sacrifice. Son message ? Simplement écrit sur facebook mais combien complexe «Je quitte, maman, pardonne-moi, les reproches sont inutiles, je suis perdu sur un chemin que je ne contrôle pas, pardonne-moi, si je t’ai désobéi, adresse tes reproches à notre époque, pas à moi, je quitte et mon départ est sans retour, j’en ai marre de pleurer sans larmes, les reproches sont inutiles dans cette époque cruelle, sur cette terre des hommes, je suis fatigué et je ne retiens rien du passé, je quitte en me demandant si mon départ m’aidera à oublier ».

 La suite, tout le monde la connaît maintenant. La suite c’est que les peuples dominés par leurs gouvernants, méprisés, réduits poussés au suicide, savent qu’il est possible de les chasser par immolation. C’est possible et c’est la première des conclusions que devrait comporter le rapport commandé sur les immolés par le feu en Algérie.

La deuxième conclusion c’est qu’il ne s’agit plus là de casseurs ou de voyous ni de terroristes attirés par la rançon produits par les régimes bananiers, mais de chômeurs ayant épuisé toutes les voix de recours. Y compris la «harga» traduite jusque-là par «émigration clandestine», pénalisable, menant vers des prisons inhumaines où règnent l’humiliation, la dépersonnalisation, l’incertitude, la rapine. Jusque-là. La harga aujourd’hui passe par l’immolation par le feu du corps et ne peut être pénalisée.

 La loi est coincée et ceux qui espèrent l’instrumenter aussi. Et c’est la troisième conclusion du rapport. On ne peut pas tuer un mort ni l’emprisonner, ni le sanctionner. On peut tout juste l’enterrer par milliers, puis se retourner vers ceux qui ont été à l’origine de son suicide. Les mal-élus, les détenteurs d’une signature sur une autorisation, les faiseurs de lois sans suite, les complices et les complices des complices, les silencieux devant l’injustice, les mendiants en cols blancs, qui ont accepté de tendre la main au risque d’engloutir un pays fait pour des titans. Les partis, les parties de partis, les opposants qui s’enrichissent, les partisans du moment, les alliés, les frères, les sœurs, les cousins et autres membres des tribus régnantes. C’était ça la Tunisie qui ne ressemblerait pas à l’Algérie selon Hanoun Louisa. Quant à l’immolation par le feu on peut dire aujourd’hui qu’outre le fait qu’elle soit déjà algérienne, elle est aussi égyptienne et mauritanienne.

Faut-il alors profiter du sommet de Charm El-Cheikh pour ouvrir une enquête dans chaque pays arabe ou se préparer à en ouvrir une en cas de survenue ? Que va pouvoir dire à ses pairs le leader (ou dealer) libyen ? Que la Tunisie a été bien gouvernée par son ami Ben Ali et sa pulpeuse femme et que le peuple est dans l’erreur ? Que son modèle de gouvernance loufoque devrait les inspirer parce que porteur de fermeture jusqu’à immolation par le feu de jeunes, qui, au-delà du chômage et de la mal vie se voient obligés de supporter leurs dictatures ? N’a-t-il pas dans son discours grossier à l’adresse des Tunisiens, expliqué que l’enfant du peuple ne sera jamais gouvernant car non concerné par le changement ? N’en déplaise à ceux ne disant mot sur la révolte des enfants d’Hannibal gardant un silence consentant par peur que le feu ne s’allume chez eux, le nom de Bouazizi, un enfant du peuple justement, restera planté dans les langues et dans les rêves d’une génération qui refuse la hogra et qui a bien intériorisé le célèbre «we can». «We can» transformer le feu en eau et éteindre les incendies si seulement les rapports et leurs conclusions pouvaient permettre de dire la vérité aux gouvernants enfermés dans leurs palais jusqu’à l’explosion. Même après leurs fuites. (Q. d’O.20.01.2011.)

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*ABDELLAOUI HOCINE, SOCIOLOGUE, À L’EXPRESSION
«L’Algérie n’a pas connu de mouvements sociaux»

 

Diplômé en sociologie de l’université de Nice (France), Abdellaoui Hocine, chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement, (Cread), est auteur de plusieurs enquêtes et publications sur les mouvements sociaux, le syndicalisme et l’immigration. Suite aux dernières tensions sociales qui se sont déclenchées à travers plusieurs régions du pays et à l’extension du phénomène de l’immolation par le feu, dans différentes wilayas, le sociologue nous donne, dans cet entretien, son analyse des faits et événements.

L’Expression: Quelle est votre interprétation des tensions sociales existant en ce moment en Algérie?
Abdellaoui Hocine: Dans la théorie, toutes les sociétés modernes fonctionnent et évoluent avec des conflits et des tensions qui se transforment en mouvements sociaux. En ce sens, Marx a dit que «l’histoire des sociétés fonctionne par la lutte des classes et le devenir du capitalisme va être miné par la lutte des classes». Contrairement à lui, un sociologue allemand, Ralf Dahrendorf, a fait savoir, dans la théorie «des conflits» analysant les sociétés occidentales, que «le capitalisme survivra avec la lutte des classes».
Les conflits et les tensions sociales expriment ainsi l’évolution et le caractère du fonctionnement des sociétés modernes à travers les événements qu’elles traversent. Car, si l’on se réfère aux conclusions de la sociologie, il convient de dire que ces sociétés arrivent souvent à se développer et se reproduire avec les conflits et tensions, en se transformant en des mouvements sociaux qui s’inscrivent et se structurent dans la durée. Elles réussissent, (dans ces voies, Ndlr) parce qu’elles ont les capacités de gérer ces tensions, en essayant de travailler sur plusieurs axes: politique, économique, culturel, voire religieux pour asseoir des changements fructueux et apporter, par voie de conséquence, une évolution nouvelle.

Les tensions sociales en Algérie sont-elles un indicateur d’un malaise social?
La question qu’il faut se poser: est-ce que les tensions sociales qui y surgissent sont-elles un signe révélateur d’une reproduction et d’un développement renseignant sur le bon fonctionnement de la société ou s’agit-il d’un signe pathologique? Autrement dit, est-ce que le fait qu’il y ait des tensions dans notre société cela signifie que notre société est en train d’évoluer à travers ses événements et exprime un changement structurel comme ce fut le cas en Tunisie où tous les éléments vitaux de la société ont pris position, ou celle-ci vit juste des tensions conjoncturelles qui n’arrivent pas à constituer un mouvement social en mesure de donner naissance à une nouvelle restructuration de la société? Egalement, un philosophe et sociologue anglais, Auguste Kant, disait: «Pouvoir c’est savoir, savoir c’est prévoir.» C’est-à-dire: les sociétés qui arrivent à résoudre leurs conflits et leurs crises sans que ses derniers ne dégénèrent en des dérèglements structurels importants, ce sont des sociétés où le pouvoir s’exerce par le savoir. Paradoxe pour l’Algérie, car elle a une large et suffisante capacité du pouvoir, mais elle n’a pas suffisamment connaissance de la nature du conflit. D’où, la solution des crises demeure conjoncturelle et celles-ci se remettent cycliquement à la surface et apparaissent sous d’autres formes.

Pensez-vous que cette situation puisse accoucher d’un mouvement social?
En effet, car si l’on se base sur le rythme des tensions sociales caractérisant notre société, il est à signaler que celle-ci enregistre des contradictions, des conflits et des tensions cycliques et conjoncturelles, qui surgissent par rapport à des situations bien précises, sans pour autant pouvoir s’inscrire dans le temps et se transformer en mouvement social, impliquant toutes les structures de la société.
La société algérienne dans son développement, produit certes, des contradictions et des tensions, mais elle n’est pas cependant, arrivée à former des acteurs, syndicaux, intellectuels, universitaires et politiques pouvant mener et gérer des mouvements sociaux en mesure d’occasionner une restructuration de la société, l’orienter au point de se développer et se reproduire.
Donc, il faut dire qu’on n’a pas encore une société civile très importante, ni une classe ouvrière ou moyenne pour gérer un mouvement social. Les acteurs censés gérer les mouvements sociaux entament à peine leur processus de formation, de structuration et de restructuration.

Peut-on faire une comparaison entre les tensions sociales en Algérie et celles de la Tunisie?
L’exemple de la Tunisie est édifiant. Car, il y a eu des tensions qui, du jour au lendemain, se sont transformées en mouvement social, et ce, en dépit de la dictature. Cela n’a été possible, il est utile de le noter, qu’à la suite de l’intervention de tous les acteurs de la société tunisienne comme un seul homme, chacun de son côté apporte sa brique pour la reconstruction de la Tunisie. Les Tunisiens ont su, contrairement aux Algériens, transformer une tension sociale en un mouvement social ayant conduit à la restructuration d’une nouvelle société et asseoir un changement structurel important dans leur histoire, grâce à l’implication de tous les animateurs de leur société. Des animateurs dont la maturité et la formation ne se démentent pas.
Cependant, la société algérienne a, quant à elle, traversé chaque cinq ou dix ans des tensions sociales qui n’arrivent pas tout de même à mettre sur pied une nouvelle restructuration et occasionner des changements structurels conduits par l’ensemble des acteurs de la société civile.
Aussi, faut-il comprendre que la société algérienne est, bien entendu, en phase de formation, de construction et de structuration. Résultat: la société algérienne produit certes, des tensions et des contradictions, mais elle n’arrive pas encore, fort malheureusement, à atteindre le niveau lui permettant de produire des mouvements sociaux porteurs de changements à défaut du caractère fragile de la société civile. D’où résulte aujourd’hui, le caractère conjoncturel et circonstanciel des conflits et des tensions sociales en Algérie.
C’est dire également que les foyers de contestation qui s’allument ici et là dans notre société, ne constituent pas des mouvements sociaux, nourris et animés par tous les acteurs de la société projetant vers l’avenir en quête de se reproduire et se développer.
Conséquence: les tensions s’apaisent à l’intervention du gouvernement qui, à son tour, apporte des solutions provisoires, en mettant à table des solutions d’urgence, de crise, car il n’a pas les capacités d’intégration et de gestion lui donnant l’accès à la voie pour détruire le mal à la racine, de manière définitive.

A vous suivre, c’est comprendre que la société algérienne compte une mince et fragile société civile, politique, encore moins une catégorie intellectuelle.
Le fait d’avoir des milliers de diplômés, cela ne veut pas dire qu’on a une classe intellectuelle. On ne peut pas non plus parler d’une société civile parce qu’on a des centaines d’associations.
Aussi, faut-il le dire, ce n’est parce qu’on a une soixantaine de partis politiques qu’on peut parler d’une classe politique. A cet effet, il convient de noter que l’absence de cet ensemble ne permet pas de passer d’une société à une autre. Car tout changement est nécessairement conduit et conditionné par cet ensemble d’éléments.

L’immolation par le feu est devenue dans notre société, un moyen d’expression chez de nombreux citoyens. Quelle est votre analyse?
L’absence de dialogue entre le dirigeant et le dirigé provoque un relâchement des deux côtés. C’est un fait qui exprime l’expression de cette contradiction dans des espaces publics. Mais, quand cette pratique devient constante cela signifie qu’il y a un dérèglement du système de gestion des tensions et des crises.
Maintenant, quand un individu ne trouve pas des canaux d’expression, ne trouve pas un interlocuteur au sein de sa société et ne compte plus sur les institutions qui le représentent, ce dernier se sent complètement exclu, il comprend en ce sens qu’il est rejeté des deux côtés.
Et pour exprimer sa détresse et son désarroi, il a recours à des actes de suicide spectaculaires, comme pour attirer l’attention des autres, voire une manière de nier son appartenance à la société dans laquelle il ne trouve point une oreille attentive. En analysant le phénomène de suicide, sous toutes ses formes, les sociologues disent aussi que lorsqu’il y a un relâchement des normes sociales sur l’individu, ce dernier se trouve tout seul, et pour exprimer sa détresse il a recours à un comportement déviant et pathologique. C’est une manière d’exprimer définitivement son divorce avec la société.

Quelle solution préconisez-vous en tant que sociologue?
Je pense qu’il est impératif dans toutes les sociétés à ce que les gens, qui sont appelés à trouver des solutions à des crises, connaissent parfaitement leur société. Car, le problème ne se pose pas seulement en termes de moyens de gestion. (L’Expression-23.01.2011.)

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*LES ÉMEUTES DE LA FAIM
Gabegie des Etats, climat et spéculation

«L’étude montrant que la spéculation ne conduit pas à l’augmentation du prix des matières premières au niveau mondial, je recommanderais une date pour la publier, le 1er avril.»
Nicolas Sarkozy (Forum de Davos)

Nicolas Sarkozy, par ces phrases, résume sa conviction que les pays du Sud sont victimes d’un autre fléau: la spéculation. Avec une régularité de métronome, les émeutes de la faim se rappellent à notre bon souvenir et permettent d’expliquer d’une certaine façon sous «contrôle» que les pays du Sud dépendent pour leur survie d’un Nord opulent qui, à bien des égards, est responsable de ses malheurs. Certes, le Nord jette des miettes sous forme d’APD qui, malheureusement, demeure sans lendemain, les principaux pays du G8 ne respectant pas les 0,7% de leur PIB promis. Si on ajoute à cela l’hypocrisie des promesses du Millénaire (réduire de moitié la faim d’ici 2015), nous avons un tableau complet de la mise en scène des pays industrialisés qui laissent en 2009, sur le bord de la route, 1 milliard de personnes menacées par la faim.
«Pour éradiquer ce fléau, il suffirait de seulement 30 milliards de dollars par an. En comparaison, le budget militaire de base du Pentagone est de 533,7 milliards de dollars pour l’exercice 2010. Par ailleurs, les institutions financières américaines vont distribuer pour cette année 2010 le chiffre record de 144 milliards de dollars en seul bonus, primes et stock-options à leurs dirigeants c’est-à-dire aux responsables de la crise économique mondiale. Ces seuls bonus (donc hors salaires) représentent quasiment l’équivalent de 5 ans d’aide financière totale pour l’éradication de la faim dans le monde, qui, rappelons-le, ne nécessite que 30 milliards de dollars par an, soit moins de 21% de ces bonus distribués par Wall Street en une seule année. Toujours en comparaison, les dépenses totales du Pnud pour l’année 2009 s’élevaient à environ 4,1 milliards de dollars, ce qui est ridicule au vu de l’ampleur de la tâche puisque le Pnud est présent dans 166 pays: chiffre représentant les trois quarts des nations dans le monde. Dernier chiffre significatif (on pourrait multiplier les exemples sans fin), en 1970, l’espérance de vie au Zimbabwe était de 55 ans, en 2010 elle est de 42 ans (1)
Dans le même temps, le marché de la publicité avoisine les 500 milliards de dollars et celui des armes les 1200 milliards de dollars. Cherchez l’erreur! Jean Ziegler a raison de dire que ceux qui laissent mourir les enfants – en effet, un enfant meurt de faim toutes les six secondes- sont des criminels.»

Pourquoi les pays industrialisés sont responsables indirectement de la faim?
Il y a à cela, trois raisons majeures, qui sont d’une façon ou d’une autre, liées à l’addiction aux énergies fossiles, la mondialisation et au libéralisme sauvage à travers entre autres, la spéculation financière. S’agissant de la consommation débridée en énergies fossiles, deux conséquences sont constatées: le besoin de carburant fait que des surfaces entières dévolues aux céréales pour l’alimentation sont détournées pour produire des biocarburants -un plein de biocarburant aux Etats-Unis peut nourrir un Africain pendant une année!- Ce vol de nourriture est encouragé par la montée des prix du pétrole dû, conjoncturellement, à la saison hivernale, mais plus structurellement à un déclin inexorable du pétrole. En 1960, pour quatre barils trouvés, un baril était consommé, de nos jours c’est l’inverse, pour quatre barils consommés, un seul est trouvé difficilement. Une autre conséquence de cette addiction au pétrole est le dégagement dans l’atmosphère de quantité astronomique de CO2 responsable de l’effet de serre et partant, des changements climatiques erratiques et catastrophiques. Nous l’avons vu avec deux exemples, les inondations catastrophiques au Pakistan des milliers de morts par noyade et les incendies en Russie. Résultat des courses, la Russie, dont les récoltes furent sévèrement atteintes, décide de ne plus vendre les céréales, créant de ce fait, une envolée des prix. On le voit, les pays du Sud sont soumis à une double peine; ils n’arrivent pas à se protéger contre les changements climatiques, dont ils ne sont pas responsables, ils meurent par milliers, Ils n’arrivent pas à acheter de la nourriture celle- ci étant trop chère, ils meurent de faim ou ils protestent, et nous avons le scénario des émeutes qui gangrènent les pays du Sud et notamment les pays arabes (Algérie, Tunisie, Egypte, Jordanie…) Et là encore, ce n’est pas gagné, ils risquent leur vie, du fait des interférences externes comme c’est le cas en Egypte, où la Révolution a été matée.

Evolution des prix
Cette flambée des prix des matières premières en général et des produits alimentaires en particulier, a connu une accélération ces dernières années. 2010 aura été l’année de toutes les hausses. Faiblesse du dollar, croissance chinoise, spéculation, raréfaction de l’offre sont autant de facteurs qui tirent vers le haut le prix des matières premières. Tour d’horizon des plus fortes augmentations et prévisions pour 2011. Le prix du colza a cru de 75%. Le prix du blé a augmenté de 47,25% en un an. Pour le café +69,24% en un an, +80% ces 6 derniers mois. Pour le sucre depuis juin 2010: 140%. Les prix du coton ont explosé: plus de 100% en un an. La tonne de nickel a coûté jusqu’à 27 500 dollars avant de retomber à 24.000 dollars. Pour le cuivre +40% de hausse en un an et un record: 9700 dollars la tonne.(2)
Les prix alimentaires mondiaux ont atteint un pic historique en janvier, selon l’index des prix de la FAO. Les prix ont augmenté de 3,4% par rapport à décembre, «le plus haut niveau depuis que la FAO a commencé à mesurer les prix alimentaires, en 1990. La hausse des prix alimentaires, qui a débuté en août, fait craindre l’éclosion d’ «émeutes de la faim», comme celles qui avaient éclaté en 2008 dans de nombreux pays africains, mais aussi en Haïti et aux Philippines, après que les cours des céréales eurent atteint des records historiques.»(3)
«Palladium, zinc, étain, or, argent, cuivre, uranium, platine…C’est la panique sur les minerais dont les réserves s’épuisent. Cette pénurie pourrait affecter toute l’économie et notre vie. Quel âge avez-vous? La vingtaine? Vous verrez peut-être la fin de l’uranium. La quarantaine? Vous vivrez l’extinction du nickel et de l’étain? La soixantaine? Vous découvrirez une vie sans plomb ni zinc. C’est dire que la frénésie actuelle conduira au chaos pour tous. La part des spéculateurs sur les marchés alimentaires explique en partie la hausse continue des prix depuis l’été 2010. Les produits alimentaires sont devenus des actifs financiers comme les autres. On se souvient en 2008 des images des «émeutes de la faim». Depuis, plus rien ou presque sur nos écrans, même si le nombre de sous-nutris a bondi et dépassé le milliard. Comme vient de l’exprimer le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, nous vivons le début d’une crise alimentaire similaire à celle de 2008. Difficile de ne pas pointer tout d’abord la responsabilité majeure des Etats-Unis et de l’Union européenne dans la baisse des stocks céréaliers mondiaux, et ainsi dans la tendance à la hausse des prix. Difficile également de ne pas souligner le rôle des agrocarburants, qui ont détourné plus du tiers de la production de maïs des Etats-Unis l’année dernière. Les terres qui y sont consacrées sont autant de terres disponibles en moins pour le soja ou le blé, ce qui explique la hausse corrélative des cours mondiaux, directement liés aux prix américains. Mais encore plus que la flambée des prix alimentaires, c’est leur volatilité qui pose problème. Ces marchés ne répondent pas aux hypothèses strictes de l’économie néo-classique standard. Les pays pauvres, soumis aux plans d’ajustement structurel pour rembourser leur dette, se sont lancés dans la dérégulation de leurs marchés. Confrontés au dumping des pays riches et à la concurrence des agricultures étrangères, engagés dans une spécialisation de leur agriculture pour exporter, ils ont vu leur agriculture vivrière décliner. Une très grande majorité est devenue importatrice nette de produits alimentaires, donc dépendante des cours mondiaux. Or, ces cours mondiaux suivent une course folle qui n’est pas près de s’arrêter. Elle est alimentée par des spéculations de plus en plus massives sur les marchés à terme de produits agricoles.(4)
De ce fait, la part des spéculateurs par rapport aux acteurs commerciaux (c’est-à-dire qui échangent réellement des biens agricoles) a explosé. Les produits alimentaires deviennent ainsi des actifs financiers comme les autres, dans une stratégie de rentabilité maximale des portefeuilles des investisseurs. En particulier, les fonds indexés, tel le Gsci de Goldman Sachs – qui vient de tripler le salaire du P-DG, regroupant des actifs très divers dont une petite partie seulement concerne les marchés agricoles, imposent de plus en plus à ces derniers leur propre logique. Une logique qui n’a rien à voir avec les fameux «fondamentaux de marché.»(4)
«D’autres causes de la flambée soudaine des prix ont été évoquées, le FMI soulignant par exemple la croissance de la demande alimentaire dans les pays émergents. Au fond, c’est bien la dérégulation des marchés qui est en cause, qui amplifie à l’extrême toute variation de l’offre ou de la demande sur les marchés. On pourrait donc se réjouir de l’annonce faite par la présidence française du G20 de s’attaquer (enfin!) à la volatilité des prix de matières premières. Mais ce serait vite oublier que le G20, dans les conclusions de ses derniers sommets, a appelé à entériner le cycle actuel de négociations de l’OMC, donc à poursuivre la dérégulation des marchés agricoles. (4)»

Que font les pays industrialisés?
«En dehors des messes en grande pompe de Davos où chacun vient se faire voir d’une façon ostentatoire, les pays du G8-G20 comptent les points, nient la responsabilité de la politique néolibérale et son avatar, la spéculation. Ainsi, un document de la Commission européenne souligne que le lien entre spéculation et volatilité des produits de base n’est pas prouvé.: «A ce stade, il y a peu de preuves que le processus de formation du prix sur les marchés physiques a été transformé par l’importante hausse de l’activité des marchés dérivés observée ces dernières années.» Le rapport fait de la «sécurité alimentaire» un enjeu majeur. Pour Bruxelles, elle est menacée par la volatilité des prix des matières premières. Ce phénomène s’explique, selon la Commission, par une combinaison de facteurs, dont la hausse de la demande. Le rapport évoque par exemple également les restrictions à l’exportation utilisées par la Russie à l’été 2010. (5) Ce n’est pas l’avis du président Sarkozy président du G20 qui a défendu à Davos ses projets de taxation financière et de régulation des prix des matières premières. C’est sur les matières premières que Sarkozy s’est montré le plus «politique». Il a évoqué un opérateur qui avait acheté 15% des stocks mondiaux de cacao…Là il ne s’agit pas à proprement parler de spéculation mais d’accaparement. Il en fait un enjeu de la lutte pour la pauvreté et d’ordre public international, citant émeutes de la faim qui secouent l’Afrique du Nord et le terrorisme. Quant à la taxe sur les transactions financières, une taxe «infinitésimale» (sic), permettrait de collecter les 120 milliards de dollars par an que les pays riches se sont engagés à distribuer chaque année au sommet de Copenhague de décembre 2009, a-t-il martelé.»(6)
«Dans toute cette perturbation voulue, les Etats de plus en plus désarmés s’en remettent aux banques et à la financiarisation de l’économie virtuelle. Ceux qui y trouvent leur compte sont les spéculateurs On l’a vu avec les nouveaux requins en cravate de la City, de Wall Street de la Bourse à Paris où un trader, Jérôme Kerviel, a fait perdre, en une nuit, 5 milliards de dollars à la Société Générale, l’équivalent du budget de plusieurs pays africains!
Une matière première à nulle autre pareille: l’or «matière première inaltérable». Dans les moments de crise économique comme celle de 2008, l’or devient toujours une valeur refuge, à l’abri de la fluctuation du dollar. 1971, Nixon décide de casser Bretton Woods; le dollar n’est plus égal à un gramme d’or. L’once d’or qui valait 33 dollars pour environ 33 grammes n’a fait qu’augmenter. En 2000, l’or est à 300$ en 2010 à 1400$. L’or pourrait prendre un rôle encore plus important à l’avenir. C’est l’avis de Robert Zoellick, le président de la Banque mondiale, qui proposait en novembre 2010 un retour à une forme d’étalon-or comme régulateur des taux de change.»(7)
«Cependant, le marché de l’or, écrit Eric Grangier, est sous contrôle total de l’élite bancaire (les plus grosses banques privées, les banques centrales, etc.). Il y a aussi le risque que tout ceci se transforme en une autre bulle spéculative. Dans un article paru dans Bloomberg Businessweek, avec pour titre: «Soros Gold Bubble at $1,384 as Miners Push Buttons», on peut lire comment George Soros et d’autres ont créé un fonds de couverture (hedge fund) afin de pouvoir vendre des produits financiers basés sur l’or. Ce fonds (nommé Spdr Gold Trust) a été autorisé par la U.S. Securities and Exchange Commission et plusieurs privilèges ont été accordés au groupe de Soros. Le groupe peut en effet, à travers le Spdr Gold Trust, acheter de l’or sans avoir à se tracasser des frais de livraison puisqu’il n’a pas l’obligation de tenir physiquement dans ses coffres cet or en question. Ceci donne au groupe une position avantageuse à l’intérieur de cette bulle d’or. C’est George Soros lui-même qui a qualifié de bulle l’ascension actuelle de l’or. Dans ce cas, la majorité va perdre beaucoup et quelques-uns vont gagner énormément. Soros est bien placé dans cette bulle pour encaisser pendant qu’elle gonfle et il saura quand en sortir juste avant qu’elle éclate. Le prix de l’or pourra alors facilement atteindre les 2000$. Pendant ce temps, des individus comme Soros et ses acolytes intensifieront leur mainmise sur le métal jaune.(8) On le voit, les pays du Sud ont du mouron à se faire. Leur rédemption passe par le compter-sur-soi et par se battre sur tous les plans en misant sur la formation des hommes. Pour cela seuls des hommes politiques qui pensent aux prochaines générations et non à leurs parcours personnels donneront une perspective à ces peuples harassés. Mais ceci est une autre histoire. (L’Expression-07.02.2011.)

1.Les Derniers Humains- Etat du monde: Quelques chiffres alarmants. Agoravox 26.01. 2011
2.Elie Patrigeon: Ces matières premières qui flambent 05.01.2011
3.Les prix alimentaires atteignent un pic historique en janvier Le Monde.fr 03.02.11
4.Les invités de Mediapart. Flambée des prix alimentaires: mêmes causes, mêmes effets 14.01.2011
5.Loup Besmond de Senneville: Matières premières: EurActiv.fr 28.01.2011
6.Jean-Pierre Robin: Sarkozy promet une défense renforcée de l’euro Le Figaro.fr 27.01.2011
7.http://www.le devoit.com/economie/actualités-economiques/310545/zoellick-propose-le retrour-de-l-etalon-or/html
8.Eric Granger:Ruée vers l’or: une autre bulle spéculative?

Pr Chems Eddine CHITOUR (*) Ecole nationale polytechnique

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*EMEUTES EN TUNISIE ET EN EGYPTE
Le renouveau du monde arabo-musulman?

 

 

L’Occident ne s’est pas seulement accommodé de l’existence de dictatures dans des pays arabes, il a tout fait pour les créer, les maintenir et les renforcer.

Il arrive que l’Histoire nous surprenne par des accélérations inattendues qui cueillent à froid les dirigeants et les observateurs les plus avertis. Même si les prémices sont décelées et suivies sur une période assez longue pour nous alerter, la surprise est totale. Ce qui se passe dans les pays arabes depuis le déclenchement de la «révolution tunisienne» a été vécu en Europe à la fin du siècle dernier, avec plus ou moins de réussite, mais avec comme finalité, le triomphe des aspirations des peuples à la liberté et à la démocratie.
L’insurrection de Budapest en 1956 fut un véritable mouvement de masse contre un système totalitaire rejeté par le peuple qui aspirait à une meilleure situation sociale. Un rapport de l’ONU de 1957 la qualifia de «soulèvement non seulement national, mais aussi spontané». Elle fut écrasée dans le sang par les chars soviétiques. L’indignation de l’Occident, occupé par la crise de Suez et soucieux d’éviter une confrontation internationale, ne fut pas d’un grand secours pour le peuple hongrois.
Le Printemps de Prague en 1968, a pris fin sous les chenilles des tanks du Pacte de Varsovie, avec à leur tête l’Armée rouge.
Les Tchécoslovaques ne trouvèrent aucun appui du côté des pays occidentaux englués dans des problèmes internes (Mai 68 en France, guerre du Vietnam pour les Etats-Unis), mais le feu de la liberté couvera sous la cendre jusqu’à la chute du mur de Berlin qui sonna «l’indépendance» de tous les pays de l’Europe de l’Est soumis à la doctrine de la souveraineté limitée édictée par Brejnev dès 1968 pour empêcher toute évolution libérale desdits pays.

Hier, les peuples d’Europe de l’Est
La chute du mur de Berlin fut, par contre, un coup réussi grâce à la volonté du peuple allemand, mais aussi à la perestroïka russe qui précipita la dislocation du bloc soviétique. Elle ouvrit la voie à la réunification de l’Allemagne et à «l’indépendance» de tous les peuples du Pacte de Varsovie qui refermèrent rapidement la parenthèse communiste pour reprendre leur processus libéral contrarié après la Seconde Guerre mondiale. L’écroulement du bloc soviétique suscita l’incrédulité des pays occidentaux dits «libres» qui, ébahis devant cette divine surprise, prirent le train en marche pour essayer de s’attribuer une part du mérite de cette «révolution» alors qu’elle fut l’oeuvre de peuples qui ne demandèrent ni l’aide, ni l’avis de quiconque pour s’affranchir de conditions politiques et sociales devenues insupportables.
Il convient de rappeler que lorsque les Soviétiques commencèrent la construction du mur de Berlin en août 1961, le monde ne nota aucune réaction de la part de l’Occident et le Président John F. Kennedy ne jugea pas utile d’interrompre ses vacances.
Hier, les peuples de l’Europe de l’Est courbaient l’échine sous des dirigeants inféodés à l’Union soviétique. Aujourd’hui, sans généraliser, les peuples arabes sont seuls face à leurs dirigeants inféodés à l’Occident. Si les premiers étaient dominés par le «Grand frère» au nom d’une idéologie qu’ils étaient supposés avoir en partage, les seconds le sont par les pays occidentaux au nom de liens coloniaux passés dont ils n’arrivent pas à faire le deuil, et d’une volonté de les maintenir sous tutelle. Même les pays occidentaux qui n’ont pas exercé de colonisation directe, notamment les Etats-Unis, ont épousé ce comportement qui se traduit par leur transformation en supplétifs de certains dirigeants arabes.
A ce titre, le régime égyptien offre l’exemple le plus abouti. Il suffit de rappeler sa participation à la guerre contre l’Irak aux côtés des Occidentaux, en violation des dispositions de la Charte de la Ligue des Etats arabes, ou encore sa politique israélienne qui n’a pas connu le moindre fléchissement depuis le voyage de Sadate en Israël en 1978, y compris dans les moments les plus dramatiques comme ceux vécus par Ghaza.
L’Occident ne s’est pas seulement accommodé de l’existence de dictatures dans des pays arabes, il a tout fait pour les créer, les maintenir et les renforcer en leur assignant pour mission le contrôle de ce qui est abusivement appelé la «rue arabe». Ce ne sont pas les peuples arabes qui sont inaptes à la liberté et à la démocratie, c’est l’Occident qui fait tout pour brider leurs aspirations naturelles afin de les dominer, exploiter leurs richesses – notamment pétrolières -, les empêcher d’aider le peuple palestinien à former son Etat pour parachever sa libération et maintenir Israël comme «la seule démocratie» et aussi la seule puissance au Moyen-Orient.
Il faut aussi, conformément à ce choc des civilisations que l’Occident feint de rejeter, mais dont il a fait sa politique depuis la chute du mur de Berlin, ne pas permettre au monde arabo-musulman d’émerger de nouveau pour reprendre sa place dans le monde.
Comme hier pour les peuples de l’Europe de l’Est, les peuples arabes sont aujourd’hui seuls face à leur destin. Si les chars de l’armée tunisienne avaient écrasé le soulèvement dans l’oeuf, les pays occidentaux auraient publiquement déploré, tempêté, condamné, menacé même le président Ben Ali de le traduire devant un Tribunal pénal international, mais aucun de leurs ambassadeurs n’aurait quitté Tunis, signe que tout continue comme avant.

Aujourd’hui, les peuples arabes
L’Occident ne se départit de sa position hypocrite que lorsque Israël est menacé. Ce fut le cas pour l’Irak. C’est le cas dans la crise du nucléaire iranien. C’est aussi le cas dans ce qui se passe depuis quelques jours en Egypte. Ce pays constitue une pièce maîtresse dans la «pax americana» au Moyen-Orient. Pour la première fois depuis la révolution des officiers libres, l’Occident sent le sol se dérober sous ses pieds dans ce pays en particulier et dans les pays arabes en général car il n’a plus la maîtrise de la situation qui lui échappe totalement avec l’irruption soudaine des peuples sur la scène politique.
Habitué à traiter avec des régimes dociles qui sont souvent sa création et qu’il soutient à bout de bras, l’Occident a le vertige, même s’il essaye de donner le change.
Il sait qu’après le confort des dictatures, il risque d’hériter de l’inconfort qui découle de l’exercice de la volonté des peuples arabes lesquels ont décidé que droits de l’homme, bonne gouvernance politique et économique, société civile, liberté d’expression, de presse, d’association, pluralisme politique, élections démocratiques, Etat de droit feront désormais partie de leur patrimoine inaliénable.
C’est à cette seule condition qu’il s’affranchiront de l’Occident qui utilisait lesdites notions comme épouvantail pour s’assurer de la docilité des dictateurs, sans jamais songer réellement à aider les peuples à se les approprier. Espérons que les peuples ne céderont pas aux vieux démons qui ont rendu possibles toutes les manoeuvres dont ils sont les victimes et que le processus enclenché en Tunisie soit le début d’une véritable libération du monde arabo-musulman et la fin de toutes les impostures occidentales. (L’Expression-03.02.2011.)

Hocine MEGHLAOUI (*) Ancien diplomate

 

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24 réponses à “*L’émeute comme institution politique”

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  1. 15 11 2011
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